Édition,
investigation
et débat d'idées

Le Pain nu en roman graphique

Les éditions Alifbata viennent de publier l’adaptation en roman graphique du Pain nu de Mohamed Choukri par Abdelaziz Mouride. Le récit de cette aventure éditoriale par la journaliste Olivia Snaije pour le magazine Arablit.

 

Une nouvelle adaptation en roman graphique du Pain nu  de Mohamed Choukri

par Olivia Snaije

Une adaptation en roman graphique du mythique Pain nu de Mohamed Choukri – par le bédéiste marocain Abdelaziz Mouride (1949-2013) vient enfin de paraître.

Il a fallu la ténacité d’une éditrice indépendante de bandes dessinées basée à Marseille pour retrouver et publier l’adaptation inachevée en français du Pain nu  (Al-khubz al-hafi ; For Bread Alone) de Mohamed Choukri par l’un des plus célèbres bédéistes marocains, Abdelaziz Mouride.

 

Mouride, décédé en 2013, avait presque terminé cette version du Pain nu mais n’avait pas encore trouvé d’éditeur. Certaines des planches étaient encore en noir et blanc tandis que d’autres avaient été colorisées à l’aquarelle. Simona Gabrielli, linguiste et cofondatrice d’Alifbata, qui publie des bandes dessinées traduites de l’arabe, voulait lancer une collection des classiques arabes en bande dessinée, en confiant l’adaptation à un bédéiste du pays de l’auteur.

Habituée à travailler sur des projets éducatifs multiculturels et désireuse de créer des ponts entre les rives de la Méditerranée, elle aime, dit-elle, l’idée de transformer la littérature classique en média plus accessible. Des rencontres magiques peuvent se produire… Lors d’un salon de la bande dessinée à Paris, Jean-François Chanson, qui avait été au Maroc directeur artistique des éditions Alberti, spécialisées dans la bande dessinée en français, est venu se présenter à elle et lui parler de l’adaptation par Mouride du Pain nu.

Pour rappel, Le Pain nu, la brève autobiographie de Choukri, écrite dans plus d’une version, a d’abord été publiée en anglais en 1974 sous le titre de For Bread Alone, dans la traduction de Paul Bowles. Elle a ensuite été publiée en français sous le titre du Pain nu en 1980, traduite par Tahar Ben Jelloun. Elle n’a été publiée en arabe qu’en 1982 et manifestement censurée au Maroc et dans d’autres pays arabes. Les Marocains ont dû attendre 2000 pour pouvoir officiellement lire le livre de Choukri. Le Pain nu retrace l’enfance de Choukri dans le Rif, enfance torturée par la faim et un père alcoolique et violent. À onze ans, Choukri devient enfant à la rue à Tanger, et découvre les drogues, l’alcool et le sexe. Arrêté lors des émeutes pour l’Indépendance, il est brièvement emprisonné à l’âge de vingt ans, et c’est là qu’un codétenu l’encourage à apprendre à lire et à écrire, suscitant un amour pour la littérature qui le pousse à étudier l’arabe et à commencer à écrire.

De retour à Paris, Simona Gabrielli dit qu’elle a été très émue par ce qu’elle a appris sur l’adaptation en bande dessinée. Le livre de Choukri était le premier livre d’un auteur d’Afrique du Nord qu’elle ait lu, et la première bande dessinée d’un bédéiste maghrébin, c’était celle de Abdelaziz Mouride, qu’elle avait dénichée à la mythique Librairie des Colonnes de Tanger : On affame bien les rats, reprise d’un travail antérieur qu’il avait réalisé quand il était en prison, sous le régime de Hassan II. Jean-François Chanson l’a mise en contact avec l’éditeur de Mouride, Miloudi Nouiga, qui avait le manuscrit, ainsi qu’avec son fils Jad. Choukri avait autorisé Mouride à adapter son roman, mais il s’agissait d’un accord oral et non pas d’un contrat écrit. Simona Gabrielli s’est alors lancée dans ce qu’elle qualifie d’« aventure éditoriale », via l’ancien agent littéraire de Choukri, Roberto de Hollanda, et sur d’autres pistes. Une aventure qui a duré un an et demi afin de retrouver les détenteurs des droits. Et c’est à Madrid que se trouvait la réponse, avec Miguel Lazaro des éditions Cabaret Voltaire, qui publient, outre Choukri, Abdellah Taïa, Leila Slimani, Rachid Boudjedra et Tahar Ben Jelloun.

 

Mouride a ouvert son adaptation du Pain nu par la scène dans laquelle Choukri est emprisonné dans un commissariat et décide d’apprendre à lire et à écrire après sa rencontre avec un codétenu. C’est à ses compagnons de cellules qu’il raconte son enfance et son adolescence, sous forme de flashbacks. Parfois, Mouride reprend mot pour mot la traduction française de Tahar Ben Jelloun, mais à d’autres endroits il réécrit les dialogues.

Il est frappant que Mouride commence sur sa bande dessinée sur une scène de prison, lui qui a justement découvert le livre de Choukri en prison. Grâce à la magnifique postface de Jean-François Chanson, avec le concours de Jad, le fils de Mouride, le lecteur en apprend beaucoup sur Mouride.

Abdelaziz Mouride est né à Casablanca en 1949. En 1969, il a cofondé le mouvement du 23 Mars, une cellule de gauche clandestine tirant son nom de la répression mortelle par le régime de Hassan II des manifestants étudiants le 23 mars 1965. En 1974, il a été arrêté et torturé, et condamné, après son procès en 1977, à 22 ans de prison. Détenu à l’infâme prison de Kénitra jusqu’en 1984, il a pris le risque immense de décrire sous forme de bande dessinée la vie carcérale qui était la sienne et celle de ses compagnons, et leurs épouvantables conditions : torture, isolement, mort, gardiens sadiques, grèves de la faim, tentatives d’alimentation forcée des prisonniers… Ces planches ont été clandestinement sorties du Maroc par Amnesty International, traduites en français par le poète et ancien prisonnier politique Abdellatif Laâbi et publiées en Belgique sous pseudonyme en 1982, sous le titre de Dans les entrailles de mon pays .

C’est à Kénitra que Mouride a découvert la version française du Pain nu : même si à l’époque le livre était censuré au Maroc, Amnesty International le faisait passer, comme d’autres livres, aux prisonniers. Il y a vu, disait-il, « une parabole de son passé et de celui de son pays ».

 

Éditrice et auteure marocaine, Kenza Sefrioui écrit dans son introduction au roman graphique : « La société marocaine, profondément inégalitaire et dure, fournit hélas une matière abondante. » Mais Mouride a vu aussi le côté réjouissant du travail de Choukri. Jean-François Chanson raconte en postface que Mouride avait dit à un journaliste belge en 2010 : « La force des tabous fait que nous avons tendance à taire nos problèmes liés à la pauvreté, tels que la prostitution ou les enfants des rues. [Mais] ce qui m’a frappé le plus dans ce livre, ce n’est pas la vie dissolue du jeune Choukri, c’est le fait qu’un garçon qui a passé sa vie au fond des rues, dans la prostitution et l’alcool, renaît à vingt ans de ses cendres. »

Mouride, comme Simona Gabrielli, avait senti que la bande dessinée pouvait toucher toutes les couches de la population. Dans cette puissante et belle publication, ce n’est pas seulement l’importance du texte de Choukri qui est rappelée, c’set aussi le fort travail créatif d’un artiste qui a traversé les Années de Plomb marocaines et à survécu à d’innommables années de détention.

Vous pouvez acheter le livre directement sur le site d’Alifbata ici. […] Si vous êtes dans le sud de la France, une exposition consacrée au travail de Abdelaziz Mouride sur Le Pain nu aura lieu au Centre Jean Giono à Manosque du 10 février au 7 mars 2020 et le livre y sera en vente.

 

Autre précision à propos du Pain nu : le réalisateur algérien Rachid Benhadj avait réussi à convaincre Mohamed Choukri avant sa mort de lui céder les droits d’adaptation pour un film, et même d’y accepter un petit rôle. Tourné à Rabat et à Tanger avec Saïd Taghmaoui dans le rôle de Choukri adulte, le film, sorti en 2005, peut être vu ici.

 

Olivia Snaije est journaliste et auteure de nombreux livres sur Paris. Elle a coédité le livre de photographies Keep Your Eye on the Wall : Palestinian Landscapes, et traduit Bye Bye Babylon de Lamia Ziadé.

Article traduit par Kenza Sefrioui

L’article original en anglais est à lire sur Arablit ici.

Pour la traduction en arabe, c’est sur Mupress.com ici.

14 février 2020