Les rats sont entrés dans la ville
Le bédéiste tunisien _Z_ vient d’adapter la nouvelle de Gilbert Naccache. Une dystopie sur les dérives autoritaires.
Sur une plage, des vacanciers trouvent une boîte à pharmacie dans lequel se trouve un vieux journal intime à l’écriture élégante. Mais en guise de lecture d’été, il est clair qu’on fait mieux… Les voici absorbés par une terrifiante histoire d’invasion de rats. « Je suis sûr de ne pas avoir rêvé. Pourtant… Les événements de la nuit dernière m’ont laissé une impression angoissante, comme s’ils annonçaient autre chose de plus terrifiant encore… » Un professeur d’histoire, ayant à déplorer la passivité (voire la duplicité de son chat), chronique l’arrivée soudaine dans sa ville de rongeurs toujours plus nombreux, toujours plus dangereux, et le délitement des liens humains qui s’ensuit.
Raconter l’incontrôlable

En 1976, Gilbert Naccache, écrivain et militant tunisien, membre du mouvement Perspectives et opposant à Bourguiba, est en prison (seize ans pour « complot contre la sûreté de l’État) et découvre un rat dans sa cellule. Parmi les « écrits de la liberté », comme il les appelait, rédigés sur les emballages de cigarettes Cristal, il rédige cette nouvelle, « Le Seigneur des rats », qui sera publiée en 2005 dans le recueil Le ciel est par-dessus le toit, nouvelles, contes et poèmes de prison et d’ailleurs (Cerf). C’est à l’architecte et cyberactiviste _Z_, animateur du blog Débat Tunisie et auteur de Révolution ! Des années mauves à la fuite de Carthage (Cérès, 2011), qu’il confie l’adaptation de ce texte. L’ouvrage, « une justice poétique qui a pu vaincre le temps et la prison », est dédié aux actuels prisonniers politiques.
La dystopie s’installe dès les premières pages : le chat, non content d’avoir oublié ses instincts de chasseur, donne l’impression de surveiller le professeur pendant que les rats dévalisent sa cuisine. « Un jour, [les rats] nous obligeront à une limitation des naissances afin que nous ne leur mangions pas trop leur nourriture ! », met en garde le collègue professeur de sciences naturelles.

Les images, en noir et blanc verdâtre, installent une atmosphère d’angoisse à mesure que le récit glisse d’une désagréable intrusion à la terrifiante prise de pouvoir par les rats. L’histoire progresse de la surprise à la terreur, en passant par l’incompréhension, le doute, l’angoisse et la folie. L’invasion de rats aboutit à une mise sous coupe totale de la population, mobilisée, parquée chez elle sous couverte de lutte contre la contamination, puis déportée. Gilbert Naccache propose une fable lucide et glaçante sur les pouvoirs totalitaires, dont les lieux centraux sont, eux, bien à l’abri : « Aucune fuite n’est vraiment possible. Aucune île perdue, aucune planète ne servira d’abri à une civilisation humaine aussi corrompue », écrit le professeur, contraint de se cacher pour écrire son journal.
Dans la veine de 1984 et de La ferme des animaux, Le seigneur des rats rappelle le caractère toujours actuel de ces dérives, quelles qu’elles soient.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Le seigneur des rats
_Z_, d’après la nouvelle de Gilbert Naccache
Alifbata, 128 p., 260 DH