Palestine, mémoire gravée
Dans deux bouleversantes bandes dessinées, Mohammad Sabaaneh témoigne de l’apartheid puis du génocide en Palestine.
« Toi, tu fournis les crayons et moi, je fournis les histoires. » Dans Je ne partirai pas, mon histoire est celle de la Palestine, qui a eu le Palestine Book Award décerné au Royaume-Uni en 2022, un oiseau raconte à un détenu politique la prison à ciel ouvert qu’est devenue la Palestine occupée. Cette image de la relation entre le prisonnier et l’oiseau est un motif constant des récits carcéraux – on se souvient de Tazmamart, cellule 10 d’Ahmed Marzouki. Sauf que sous la plume de Mohammad Sabaaneh, ce n’est pas l’air de la liberté ni de l’espoir qu’apporte l’oiseau. C’est la chronique d’un apartheid insoutenable imposé par Israël aux Palestiniens. Les histoires qu’apporte l’ami ailé sont pesantes : le jeune couple qui n’arrive pas à franchir les checkpoints pour rejoindre la maternité de Jérusalem ; la fille qui ne connaît de son père prisonnier qu’une photo ; la mère qui attend son fils ; l’enfant qui se demande si le peintre qui a fait le portrait de son frère martyre fera aussi le sien… Mais l’oiseau dit aussi, en creux, la résistance au quotidien du peuple palestinien.
Contre la censure et l’oblitération
Moins d’un an après la parution de ce recueil, le jeune dessinateur originaire de Jenine à peine libéré est contraint à reprendre la plume pour témoigner encore du génocide. Sa palette de noirs et de blancs, son trait fort d’inspiration cubiste sont ses outils pour lutter contre la désinformation. 30 secondes à Gaza n’est pas un roman graphique, c’est une série de dessins réalisés sur la base des photos et des vidéos captées pour documenter le génocide et que les réseaux sociaux comme Facebook, Instagram et autres ont censurées. C’est déchirant. L’auteur, membre du Cartoonists Rights Network International, capte l’absurde et le tragique dans les adieux d’un parent à un enfant mort, dans la plainte d’une petite fille sous les bombes… L’historien Ilan Pappé, auteur du Nettoyage ethnique de la Palestine (La Fabrique, 2020), insiste dans sa préface sur le nombre d’enfants victimes de ces atrocités et sur le fait qu’ils et elles seront les résistant.es de demain.
Le titre du recueil est emprunté à la durée des vidéos postées pour donner « un bref aperçu de l’enfer que vivent les Gazaouis ». Mohammad Sabaaneh ironise sur l’avertissement « contenu sensible » apposé à ces documents : « Que dire alors de ce qu’éprouvent les hommes et les femmes qui les prennent et nous les transmettent… » C’est une mémoire que l’artiste grave. Dans Je ne partirai pas, il utilisait la linogravure, pour que ces histoires qu’il n’a pas pu lui inscrire sur les murs de la prison s’impriment dans la conscience du monde. Dans 30 secondes à Gaza, il travaille à l’encre de Chine, « parce qu’aucune solution liquide ne peut l’effacer ». Indélébile, elle met la mémoire hors d’atteinte de toutes les manipulations.
Et non, personne ne pourra dire qu’on ne savait pas.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Je ne partirai pas, mon histoire est celle de la Palestine
Mohamed Sabaaneh, traduit de l’arabe (Palestine) par Lôman Lef
Alifbata, 48 p., 260 DH
30 secondes à Gaza
Mohamed Sabaaneh, traduit de l’arabe (Palestine) par Marianne Babut
Alifbata-Al Fanar-Mesogea, 116 p., 260 DH