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Palestine toute

L’Asiathèque réédite en un volume les mémoires de l’immense poétesse palestinienne Fadwa Touqan. Un regard lucide sur la société palestinienne et sur sa dépossession.

Pour Fadwa Touqan (1917-2003), « la poésie a toujours été la réponse littéraire la plus rapide aux événements et aux provocations. » Dans ce livre, qui rassemble deux ouvrages autobiographiques parus respectivement en 1998 et 1999, elle retrace avec une intelligence aigüe son parcours personnel et celui du peuple de Palestine. Près d’un siècle de lutte, d’abord contre le patriarcat, pour pouvoir s’affirmer, puis pour les droits des Palestiniens.

« Le rocher et la peine » raconte l’enfance et la jeunesse de la poétesse. Fadwa Touqan y livre une touchante galerie de portraits : un père distant, une mère mariée à onze ans enchaînant les grossesses, une tante paternelle, la cheikha, avec sa dévotion hypocrite et son cœur dur, deux frères adorés et trop tôt perdus, Ibrahim et Nimr. C’est l’histoire de l’accession des filles à l’école – un combat. C’est l’histoire d’une jeune fille qui cherche à avoir un espace à soi et se réfugie dans l’imaginaire, l’écriture et la poésie pour échapper à l’assignation des femmes au néant ménager. Fadwa Touqan se souvient avec amour de ses institutrices, qui n’ont eu de cesse de l’encourager quand les « seigneurs de la famille » cherchaient à la faire « rentrer dans le rang ». Elle porte un regard au vitriol sur ces hypocrites « qui s’habillaient à l’européenne, parlaient le turc, le français et l’anglais, mangeaient avec des fourchettes et des couteaux, tombaient amoureux, puis ils se mettaient à l’affût, prêts à intervenir si l’une d’entre nous voulait affirmer sa personnalité en développant ses aptitudes naturelles ou en essayant d’améliorer sa situation ». De même, à propos de « cette désolante communauté féminine », elle déplore « l’arriération des sociétés qui ne lisent pas », faite de ragots et de méchancetés et leur préfère « le monde riche et fertile des livres ». Elle relève l’absence de choix réel, entre accepter pour époux le cousin paternel, ou la virginité à vie. Ce type d’éducation, affirme-t-elle, produit la révolte, une révolte larvée, poussant à l’isolement voire à une tentative de suicide. Malgré la dureté, elle se souvient avec émotion de ses frères, du cousin qui l’a aidée à venir étudier en Angleterre, de celles et ceux qui l’ont encouragée à écrire. Car l’écriture était liée à la lutte contre les persécutions coloniales, britanniques puis sionistes.

L’engagement pour la liberté

Dans « Le cri de la pierre », Fadwa Touqan est adulte, indépendante, poétesse reconnue. Elle est membre du Club culturel, fréquente les plus importants poètes de sa génération et est impliquée dans la lutte pour la Palestine. Elle raconte les meetings où la poésie était centrale : « Il est d’une extrême nécessité, en ces temps de disgrâce, que l’individu arabe s’arme d’une conscience politique et idéologique qui l’empêchent de s’égarer, qui confirme son identité et renforce son sentiment d’appartenance. Il est certain que cette conscience se manifeste surtout chez les écrivains qui mènent leur combat sur le front de l’art, de la pensée et de la poésie. Leurs positions déterminent leur comportement, leurs idées et leurs œuvres littéraires. Leur engagement illumine la voie devant eux et leur donne une vision des choses qui structure leurs œuvres intellectuelles, artistiques et littéraires. »

Fadwa Touqan

La poétesse dénonce sur les manipulations idéologiques sionistes pour renverser la situation, l’attaque contre la culture palestinienne, confiscation de livres, discours de haine, intransigeance et refus de la paix, y compris dans le contrôle des parutions à l’étranger…, une politique visant « à rendre les Palestiniens ignorants et incultes » : « On interdisait l’étude et la circulation des livres parlant de l’histoire arabe et palestinienne, le nom de Palestine était devenu tabou et considéré comme une atteinte à la sécurité ».

Fadwa Touqan évoque aussi ses ami.es israélien.nes, des gens libres et courageux, et cite les mots de David Grossman, « écrivain humaniste israélien » : « Il n’y a d’autre solution que la “solution humaine” » et se dit optimiste pour le peuple de Palestine, « un peuple plus fort que la mort, que la destruction ».

La postface, rédigée par Joséphine Lama, sa traductrice, est une lettre adressée par-delà la mort à Fadwa Touqan, où elle retracer cette vie de lutte, les espoirs de paix trahis, le mur, le génocide. Et toujours, la résistance, par la poésie.

« Ma liberté »

« Ma liberté ! Ma liberté ! Ma liberté !
Je crie d’une voix chargée de colère
Sous les balles et dans le feu
je persiste malgré les obstacles
et je suis ses pas malgré la nuit
Je persiste portée par la marée de la colère
Dans le combat pour ma liberté !
Ma liberté !
Ma liberté !
Le fleuve sacré et les ponts réclament
Ma liberté !
Ma liberté !
Et les deux rives répètent : Ma liberté !
Et les courants du vent déchaîné
Le tonnerre, l’ouragan et les pluies de mon pays
Clament avec moi
Ma liberté ! Ma liberté ! Ma liberté !
*
Je continuerai à graver son nom et je combats
Dans le sol, les murs, les portes, sur les terrasses des maisons
Dans le sanctuaire de la Vierge dans le Mirhrab sur les sentiers des champs
Sur chaque montée, pente, virage et rue
En prison, dans une cellule de torture, à la potence
Malgré les chaînes, malgré l’explosion des demeures,
malgré la brûlure des incendies
Je continuerai à graver son nom au point de le voir
S’étendre sur tout mon pays et grandir
Et il continue de grandir
il continue de grandir
Au point de recouvrir chaque fragment de son sol
et que je puisse voir la liberté écarlate ouvrir chaque porte
Et la nuit s’enfuir, et la lumière ébranler les piliers du brouillard. »

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

Le cri de la pierre
Fadwa Touqan, traduit de l’arabe (Palestine) par Joséphine Lama et Benoît Tadié
L’Asiathèque, 528 p., 200 DH

5 juillet 2024