Pour ne pas oublier
Les éditions du Sirocco viennent de rééditer le récit autobiographique de Jocelyne Laâbi. Un témoignage essentiel sur les années de plomb.
C’est une vie de détermination. Fille de colon puis épouse de prisonnier politique, contrainte d’élever seule leurs trois enfants, Jocelyne Laâbi n’a pas eu une vie facile. Mais le récit qu’elle en fait dans l’inoubliable Liqueur d’aloès est tout sauf une complainte. Avec humour, fraîcheur et lucidité, elle retrace son parcours tout en cherchant à saisir les enjeux historiques de ce qu’elle a traversé. Et ce qu’elle raconte, c’est au final une trajectoire d’émancipation. D’abord de son milieu : fermé, machiste, se satisfaisant de l’apartheid colonial à Meknès où elle est arrivée à l’âge de sept ans et où elle a grandi. Puis, avec ses études, le théâtre et sa rencontre avec le poète Abdellatif Laâbi, son compagnon de route, c’est la lutte contre la dictature. « Bouillonnantes, passionnantes années soixante », écrit-elle, retraçant l’effervescence culturelle et les rêves de révolution, « déjà fauchés à peine levés, mais on ne le savait pas encore ». Et surtout, la lutte pour la dignité face à la répression, et la solidarité du mouvement des femmes de prisonnier politiques.
Des années bouillonnantes
Jocelyne Laâbi est une femme de courage mais ne se pose jamais en héroïne. Dans un récit vivant, elle se fait témoin des rencontres, retrace les débats passionnés, insiste sur les luttes collectives pour les droits humains. Son livre est attentif aux atmosphères, au plaisir des conversations à la terrasse des cafés, à la beauté cosmopolite d’une jeunesse mélangée, défiant les vieilles séparations, à la douceur de vivre. « Toutes les audaces étaient possibles, et les tabous vulnérables : des années plus tard, je raconterai les quelques cafés et restaurants où qui le désirait pouvait déjeuner pendant le ramadan, et c’est à peine si on me croira. » Jocelyne Laâbi raconte en particulier le rythme effréné de la revue Souffles, dont elle a été « dactylo, manutentionnaire, comptable, distributeur, secrétaire, directeur, relecteur, archiviste », et ce mouvement qui se rassemblait chez elle, pour débattre, lire une poésie forte et novatrice. « Des soirées de lectures exaltées, où ces encore très jeunes hommes qui ne doutent ni de leur destin ni de leurs responsabilités bousculent les vieilles lunes poétiques, questionnent le passé, et pas uniquement colonial, s’emparant avant l’heure du droit d’inventaire, avec l’ambition insolente de déchiffrer des champs nouveaux à la création, à la réflexion. C’est une soif de vie, un cri de révolte qu’ils profèrent dans un langage souvent cru, âpre, volontiers provocateur. Une poésie qui cogne, violente, dynamite. » Mais elle dit aussi la violence crue : celle de la répression de mars 1965, « la plongée dans le long cauchemar », les arrestations, la torture. Puis le procès, les années de prison et, dehors, la dictature.
Ce livre essentiel a été publié pour la première fois chez Marsam en 2002. Il a également été adapté au cinéma par Abdelkader Lagtaâ, sous le beau titre de La moitié du ciel, en 2015. En préface, Hind Taarji rappelle l’enjeu de cette réédition : « Le temps a passé, et avec lui le souvenir des années de plomb s’est quelque peu estompé. D’où l’importance de remettre à la portée de la jeune génération un récit d’une telle qualité, littéraire et historique ».
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
La liqueur d’aloès
Jocelyne Laâbi
Éditions du Sirocco, 292 p., 130 DH