Rendez-vous avec l’universel en tension
Ce texte est le discours d’introduction de Driss Ksikes, commissaire avec Camille Riquier, de la 10ème édition des Rendez-vous de la philosophie.
Bonsoir,
À cette nuit, la quatrième de cette semaine sur le thème de « l’universel en tension », j’arrive avec des pistes esquissées chemin faisant et d’autres issues de mes interrogations et que je vous proposerai comme points d’entrée pour tenter d’amorcer la réflexion sur un sujet aussi nécessaire et clivant. Mais avant cela, une question récurrente revient.
Pourquoi des nuits de la philosophie ici, depuis dix ans ?
L’enjeu pour nous, ici au Maroc, depuis le départ, suite à nos années de plomb et de chape de plomb, où la philosophie a été sacrifiée et la pensée critique malmenée, a toujours été, en plus d’écouter des philosophes et penseurs critiques qui nous aideraient à questionner les fondements de ce qui se donne à penser et à voir, de prendre conscience que la philosophie a vocation à insuffler au cœur de la cité un élan vital, une énergie engageante, ne serait-ce que par l’éthique du questionnement systématique.
Réintroduire la philo dans la cité, en faire le lieu de la paraisia, du dire-vrai, du parler vrai, ne revient pas à dire la vérité – elle est tout le temps à chercher comme un horizon de pensée – mais pose l’exigence éthique de prendre au sérieux la responsabilité de parler en public en amoureux de la sagesse, non comme celui qui la détiendrait mais y aspire constamment. Cela revient à parler du monde non comme totalité à regarder de haut mais comme un ensemble de singularités à aborder à partir de leurs contextualités, de parler les uns aux autres, sans hiérarchie, exclusion ou a priori, et donc sans centralité supposée.
Cette idée de faire de la philosophie le lieu du parler-vrai revient à interroger ce qui est donné à penser comme vrai, et donc à repartir de la leçon d’Emmanuel Kant qui nous prévient qu’on apprend pas la philosophie mais qu’on apprend à philosopher. Prise ainsi, la philosophie ne saurait être prise uniquement pour une discipline parmi les autres, mais avant tout comme un cheminement, une manière d’être, une manière de penser et se penser, et puis une manière de construire des savoirs. Et en cela, elle est en même temps méta-discipline et indiscipline.
Pourquoi l’universel en tension aujourd’hui ?
Il y a clairement dans la question en même temps un paradoxe inhérent et un renvoi vers un contexte précis. Or, pouvons-nous philosopher hors du temps qui nous enserre ? Que penser en ces temps de retour des tensions géopolitiques, de délitement du commun, de violents tiraillements qui reposent les clivages Orient-Occident, entre le Nord post-impérial-impérialiste et le Grand Sud postcolonial qui n’en est pas complètement séparé ? Qu’en penser au moment où on animalise une partie des humains et on sacralise une autre ? Y a-t-il un universel possible si les droits, les règles, les convenances sont constamment bafoués sur l’autel des intérêts capitalistiques et les désirs primaires de vengeance ?
Il y a indiscutablement en creux dans l’expression l’universel en tension un appel en même temps à pluraliser, démocratiser, un universel qui jusque-là s’est présenté comme surplombant, eurocentré et donc exclusif. Et dans ce sens, la tension est en lien avec la production des savoirs, avec la prise en compte des imaginaires et des traditions de pensée, longtemps oblitérés, oubliés ou carrément occultés. Et il est clair que la question de la décolonisation des savoirs mérite, à partir de ce constat, une réflexion critique. Et au cœur de cette réflexion s’opposent deux visions. Celle qui estime que la décolonisation est une soustraction, et donc une manœuvre pour défendre des particularismes voire des identités closes, sous prétexte qu’elles ont été longtemps marginalisées. Et une autre qui considère que la décolonisation est une addition, une opération d’élargissement de l’universel, de multiplication de ses affluents et donc de remembrement des plurivers qui le constituent et qui ont été longtemps escamotés au nom des Lumières.
Il y a ensuite, comme soubassement à cet universel en tension, une inquiétude ontologique, de voir que des êtres de couleur de peau diverses, de provenances multiples et d’obédiences variées, sont encore racisés, ethnicisés, ostracisés et par la force des choses provincialisés, alors même que les métissages partout sont à l’œuvre. Derrière cette deuxième inquiétude, se profile un paradoxe sur la production des humains de règles et convenances supposément civilisées qu’ils croient universelles et qui butent sur des intérêts matériels d’un néolibéralisme prédateur, d’un racisme renouvelé et d’agissements d’États voyous ou meurtriers qui bafouent et contournent impunément toutes ces règles universelles, fragiles et faiblement défendues. Et l’exemple de l’action de la Cour Pénale Internationale au sujet du génocide à Gaza en est un exemple patent.
Enfin, il y a une angoisse communicationnelle de voir, au temps de la fragmentation des espaces physiques et digitaux, des néo-tribus, des micro-communautés, qui se convainquent de post-vérités auxquelles elles croient, plutôt que de vérités dont elles apporteraient des preuves rationnelles, vérifiables. Alors même que l’universel ne serait possible logiquement que par des interactions entre acteurs raisonnables et rationnels, l’absurde réalité que nous révèlent les réseaux virtuels montre à quel point les conflits et les clivages sont de plus en plus exacerbés, au nom des identités, des croyances et des appartenances. Mieux encore, par l’effet de ce que l’essayiste Giorgio Di Empoli appelle les ingénieurs du chaos, la discorde est de plus en plus le fruit de manipulations sophistiquées.
Des détours nécessaires pour repenser l’universel
À partir de ces trois arrière-plans, je vous invite dans cette périlleuse tentative de recoudre un universel démembré, disloqué, de prendre six détours possibles.
Le premier, je l’emprunte au philosophe et philologue italien, Giambattista Vico. Il avait pris au 18° siècle le contre-pied du Cogito cartésien, faisant du sujet pensant de Lumières le centre du monde, et s’est attelé à faire l’histoire des langues et l’étymologie et par ce biais révélé l’histoire plurielle en même temps rationnelle et sensible de la nature humaine. Pour lui, l’universel est par essence pluriel, parce que l’homme a « de tout temps et dans toutes les civilisations été poète ». Son geste nous aide à refonder l’universel sur une généalogie multiple non sur centralité individuelle.
Le deuxième détour, je le retrouve chez le penseur et écrivain marocain, Abdelkébir Khatibi qui, dans son livre Maghreb Pluriel, aborde la décolonisation en repartant de cette phrase de Franz Fanon : « Allons, camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il faut trouver autre chose ». Il rajoute plus tard, « tout reste à penser en dialogue avec les pensées et les insurrections les plus radicales qui ont ébranlé l’Occident et continuent à le faire, selon des voies elles-mêmes variables ». À partir de là, il nous propose une pensée autre et, je dirais une voie autre pour repenser l’universel pluriel.
Le troisième détour, je l’emprunte au penseur palestinien, Edward Said, qui pour fonder une représentation plurielle du monde contre celle aliénante et aliénée de l’orientalisme, utilise la métaphore de l’instrument de musique, le qanoun, qui permet le contre-point. Il désigne à son sens « l’art de faire cohabiter en toute indépendance apparente des lignes mélodiques superposées, en laissant audible la beauté linéaire et la singularité plastique de chacune d’elles ». En se fondant sur cette métaphore musicale, il pluralise les sources de l’imaginaire et les corpus de savoirs qui fonderaient les canons universitaires et esquisse par là même une manière de créer une « bibliothèque postcoloniale ».
Le quatrième détour m’emmène chez le philosophe français Etienne Balibar qui propose d’aborder l’universel au pluriel parce que, dit-il, « nous-mêmes sommes des universels, à chaque fois singuliers dans le rapport par définition malaisé que nous entretenons avec les formes, les institutions, les discours et les pratiques qui nous inscrivent sur la frontière des communautés dont nous recevons nos mots et nos places ». Balibar fait partie de ces penseurs critiques qui, de l’intérieur de la citadelle européenne, pointe les travers colonialistes, racistes et verticaux de l’universel eurocentré.
Le cinquième détour m’emmène chez notre invité et cher ami, Souleymane Bachir Diagne, qui fait l’éloge d’un « Bandung épistémique », en référence à la conférence afroasiatique des pays non-alignés tenue en 1955 en Indonésie. Son appel de décolonisation des savoirs et de justice épistémique s’adresse à des intellectuels non alignés à leur tour, aujourd’hui au XXI° siècle, qui ne soient ni universalités béats et dupes ni différencialistes obtus et sectaires. Il les invite à occuper un espace interstitiel du tout-monde – pour parler comme Edouard Glissant – qui permet de fonder ce qu’il évoque dans son dernier livre comme une universalisation en devenir, non comme un état préexistant mais comme une utopie à poursuivre.
Enfin, le dernier détour m’emmène chez le politologue libanais Ghassane Salamé qui dans son dernier livre, Tentation de Mars, sur le retour de la guerre au XXI° siècle, nous dit : « Le monde de demain dépend d’abord de la manière dont l’Occident répondra aux défis qui lui sont lancés. Ce serait une grande ironie de l’histoire si la mondialisation, partie de l’Occident il y a quelques siècles plutôt que de promouvoir l’universel finisse par produire sa négation ». Par ce travail synthétique et documenté, Ghassane Salamé pointe le cœur du paradoxe entre l’aspiration légitime à l’universel et la réalité parfois destructrice de la mondialisation.
En l’espace d’une nuit, nous sommes là en même temps pour ouvrir les champs du possible et désigner des impasses. À vous d’entrevoir les failles d’où pourrait jaillir une nouvelle lumière possible.
Rabat, 16 novembre 2024.
Driss Ksikes