Édition,
investigation
et débat d'idées

Valorisation des déchets, la belle histoire d’At-Tawafouq

Dans leurs anciennes vies, Mustapha, Yassine et Fatna étaient mikhalas, des récupérateurs informels vivant et travaillant dans la décharge sauvage de Akreuch, en périphérie de Rabat. Un lieu où ne régnait que la loi du plus fort. Suite à la fermeture du dépotoir de Akreuch et à l’ouverture de la décharge contrôlée d’Oum Azza, ils décident avec 146 autres personnes de fonder en 2010 la coopérative At-Tawafouq, première coopérative de tri du Maroc et pionnière en la matière à l’échelle nationale. Détails.

La décharge d’Oum Azza

En accédant à la décharge d’Oum Azza située à huit kilomètres de Aïn Aouda, dans la périphérie de Rabat, l’odeur des poubelles vous prend à la gorge. Pourtant au milieu de cette puanteur, plusieurs dizaines de personnes s’activent. Parmi eux se trouvent Mustapha Laflifla, Yassine Mazot et Fatna El Gasmi, alias Aamti Fatna. Tous les trois font partie de la coopérative At-Tawafouq, première coopérative de tri au Maroc créée en 2010.

Je me sentais sale

Fatna El Gasmi

Fatna a aujourd’hui 57 ans et est originaire de Oued Zem, une communauté urbaine située dans la région de Béni Mellal-Khénifra. Après son mariage, elle s’installe avec son mari à Akreuch en espérant y trouver une vie meilleure. Mais avec un époux qui ne travaille pas et quatre enfants à charge, Fatna n’a pas d’autres choix que de se débrouiller par elle-même pour subvenir aux besoins de la famille. La décharge sauvage se trouvant à quelques centaines de mètres de son domicile, elle décide d’y aller. Ainsi pendant plus de 10 ans, elle passe ses journées à trifouiller les déchets, à éventrer les sacs poubelle et à tirer, grâce à une fourche transformée en crochet, les déchets potentiellement recyclables. « Je ramassais tout ce que je pouvais et tout ce qui était vendable : carton, plastique, boîtes de conserve, métal, fer… En fin de journée, je faisais peser mon butin avant de le vendre à des intermédiaires. Quand j’avais de la chance, je gagnais 100 dirhams par jour (l’équivalent de 10 euros), sinon ça tournait autour de 50 dirhams, 60 dirhams. Je détestais ce métier, je me sentais sale, je puais à longueur de journée. Quand il pleuvait, on pataugeait dans la boue, les excréments et les déchets. Nous étions plusieurs à vivre de la décharge. Quand les gens passaient, ils nous jetaient des regards de dégoût. J’avais honte », raconte Fatna.

Au Maroc, la production moyenne annuelle de déchets ménagers avoisine de nos jours 7 millions de tonnes dont environ 5,5 millions de tonnes (78 %) d’origine urbaine : c’est presque l’équivalent d’un kilo par jour et par individu !

En 2006, la loi 28–00 se rapportant à la gestion des déchets et à leur élimination est adoptée et le Programme national des déchets ménagers et assimilés (PNDM) doté d’un budget estimé à 40 milliards de dirhams est mis en place avec pour objectifs : la généralisation de la collecte, le traitement des déchets ménagers et la diminution des problèmes causés par les décharges non contrôlées, et la gestion règlementée des déchets en décharges contrôlées grâce au recyclage et à la valorisation. C’est dans ce cadre que l’État décide en 2007 de fermer les décharges de Akreuch, Salé et Aïn Attik et d’ouvrir une décharge contrôlée, d’une superficie de 110 hectares, à Oum Azza, dans la préfecture Skhirat-Temara. Cependant, consciente que la décharge sauvage constitue le principal gagne-pain de centaines de familles, la commune de Rabat donne ses directives pour l’intégration professionnelle des récupérateurs informels au nouveau centre de tri, afin de contribuer à l’amélioration de leurs conditions de travail et de vie. Une convention est signée en mai 2007, entre Teodem, filiale marocaine de Pizzorno Environnement, et l’autorité de tutelle des communes signataires de la convention de gestion déléguée pour la construction et l’exploitation du centre de tri. « C’est à ce moment-là que nous avons eu l’idée de nous constituer en coopérative car c’était la seule manière pour nous de continuer à travailler, mais d’une façon plus organisée, en étant enfin maîtres de notre destin. L’ONG Care nous a accompagnés entre 2007 et 2008 pour la constitution et la gestion de la coopérative », explique Mustapha Laflifla, aujourd’hui vice-président de la coopérative At-Tawafouq et chef d’une équipe composée de 33 personnes, après avoir travaillé dans la décharge sauvage depuis 1991 alors qu’il n’avait que 12 ans. C’est ainsi qu’en 2010, la coopérative voit le jour et devient opérationnelle en 2011.

Mustapha Laflifla

Cette même année, le douar de Akreuch est complètement abandonné et les familles sont relocalisées à Aïn Aouda, à seulement 8 kilomètres de la nouvelle décharge contrôlée d’Oum Azza. « Ce que j’étais contente de partir et de quitter cette puanteur », affirme Aamti Fatna. En effet, grâce au relogement, Fatna échange sa baraque contre un logement digne, composé de deux chambres, un salon, une cuisine et une salle de bains, tout en continuant à pouvoir travailler. « Cela fait maintenant plus de 10 ans que je suis membre de la coopérative At-Tawafouq. Le travail y est plus facile : nous sommes protégés du soleil et de la pluie, nous ne fournissons plus beaucoup d’efforts. Nous avons un salaire décent et une sécurité sociale. J’ai aussi compris grâce aux formations que mon travail est utile pour le pays et que je contribue à la préservation de l’environnement. Maintenant, je me balade dans mon quartier la tête haute et j’arbore mon uniforme de trieuse avec fierté », dit Aamti Fatna.

Un partenariat durable

Aujourd’hui, la coopérative compte 151 adhérents, dont 27 femmes, âgés entre 18 et 60 ans. Tous sont assurés, inscrits à la CNSS, disposent de l’AMO et touchent en moyenne un salaire net de 3 100 dirhams. Modèle unique au Maroc, la coopérative génère annuellement un chiffre d’affaires de 8 millions de dirhams et 500 000 dirhams de bénéfices. « Les charges salariales représentent 70 % des charges. Et pour encourager les adhérents, nous donnons régulièrement des primes », explique Yassine Mazot, président de la coopérative et ex-trieur informel âgé de 38 ans.

Comparativement à la totalité des déchets urbains collectés à l’échelle nationale, le taux de recyclage n’a pas dépassé 10 % en 2015.

Yassine Mazot

Yassine a commencé à travailler à la décharge de Akreuch en 1999, à l’âge de 15 ans, suite au décès de son père. Pendant huit ans, il combine études et travail à la décharge. En 2007, il obtient son diplôme en histoire et devient « chiffonnier régulier ». Grâce à son leadership, il réussit à faire adhérer l’ensemble des collecteurs informels à créer la coopérative. Depuis il a développé une grande expérience en la matière et est également membre fondateur de la Coalition de valorisation des déchets (COVAD), une instance de concertation et de proposition, qui a comme objectif principal de développer des solutions adaptées à l’ensemble des problématiques du secteur de la valorisation des déchets.

Les décharges « sauvages » non contrôlées dans différentes régions du Maroc avoisinent aujourd’hui les 300.

Pour faciliter le tri, les camions déversent chaque jour 700 tonnes de déchets ménagers récupérés dans les 13 collectivités territoriales de la zone de Rabat, Temara et Salé dans le « Hall ». Les déchets passent via un tapis dans une cribleuse qui sépare les matières organiques des autres déchets qui sont ensuite acheminés jusqu’aux trieurs et trieuses grâce à deux lignes de tri. Des points de contrôle en fin de ligne sont mis en place avant le pressage. Et pour éviter que les travailleurs ne se fatiguent, trois équipes de travail composées chacune entre 28 et 33 adhérents sont mises en place : la première travaille de 6 heures du matin à 13h30 ; la seconde de 12 heures à 19h30 ; et enfin la troisième équipe prend le relais de 18 heures à 3 heures du matin. « Nous trions principalement le PET (plastique), le polyéthylène (PEHD), le polypropylène isotactique (PP), le PVC et le fer. Les matières organiques sont quant à elles remises après le tri au délégataire qui se charge de les enfouir dans la décharge contrôlée », poursuit Yassine. La matière la plus importante, celle qui génère 60 à 70 % des revenus à la coopérative, est le PET qui représente une production mensuelle de 200 tonnes vendue à 4 400 dirhams la tonne. En 2015, grâce aux bénéfices générés et réinvestis avec l’accord des 151 adhérents, la coopérative achète un camion afin de pouvoir assurer ses propres livraisons, notamment à Tanger, Casablanca et Berrechid. « Nous envisageons également de livrer d’autres matières à d’autres villes car en gérant notre propre stock, de la production à la livraison, il est plus facile de nous organiser et ainsi nous ne dépendrons plus de personne », affirme Yassine.

Le nombre des récupérateurs est estimé à quelques milliers au Maroc, opérant au niveau des sites des décharges et dans les différentes villes du pays, selon le ministère chargé de l’environnement.

En 2017, grâce au soutien de l’Initiative nationale de développement humain (INDH), la coopérative achète deux véhicules pour assurer le transport des travailleurs, ainsi qu’une presse à balle. « Un camion a une capacité d’une tonne et demi. La presse à balle nous a permis de doubler la capacité du tonnage, puisque nous arrivons à réduire le volume des déchets de près de 90 %. Il faut savoir que chaque balle de PET pèse entre 350 et 400 kilos. Une balle d’aluminium pèse dans les 35 kilos », explique Yassine. Et enfin, pour assurer la viabilité du projet, des partenariats ont été mis en place avec sept grands clients. « Aujourd’hui, ce sont les clients qui viennent nous chercher et non l’inverse. Par ailleurs, nous organisons plusieurs actions de sensibilisation et de collecte au niveau des écoles privées et des organismes internationaux afin de développer l’esprit écologique parmi les nouvelles générations », souligne Mustapha en souriant. « Notre objectif maintenant est de pouvoir dupliquer cette expérience dans d’autres villes. Si nous y arrivons, nous pourrons même créer une fédération et véritablement professionnaliser ce métier pour que plus personne n’ait plus à vivre ce que nous avons vécu », conclut Yassine.

Dounia Z. Mseffer


Ce reportage a été réalisé dans le cadre de MediaLab Environnement, un programme conçu par CFI financé par le Ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères. MediaLab Environnement s’inscrit dans la stratégie internationale pour la langue française et le plurilinguisme.


Dounia Z. Mseffer est membre fondatrice du Réseau marocain des journalistes des migrations (RMJM) et membre de l’Union de la presse francophone. Journaliste depuis 2002, elle traite essentiellement de sujets sociétaux : droits des femmes, droits des personnes en situation de handicap, précarité au Maroc, mariage des enfants, situation des migrants au Maroc et ailleurs, impact des changements climatiques sur les populations locales… Entre 2019 et 2020, elle a coréalisé pour le compte de l’Unesco une étude sur les perceptions sociales à l’égard des personnes en situation de handicap au Maroc, ainsi que des capsules vidéo et des podcasts documentaires sur cette thématique. Elle a également participé à l’élaboration de Migrations au Maroc : l’impasse ? (2019) et de Maroc : justice climatique, urgences sociales (2021), deux ouvrages collectifs parus aux éditions En toutes lettres. Très engagée, elle milite pour les droits des femmes à travers son travail de journaliste et soutient plusieurs associations féminines. Elle est également membre d’associations œuvrant dans le domaine du handicap mental.

11 novembre 2022