Vers la déflagration
Le premier volet de la trilogie en bande dessinée du Génie de Beyrouth explique les mécanismes de déclenchement d’une guerre civile.
« On dit qu’il existe à Beyrouth un génie qui est l’esprit de la ville. […] On dit aussi qu’on ne peut avoir sa peau qu’en détruisant la ville – mais ça, ce n’est pas prouvé. » Beyrouth, « la ville de tous les fantasmes », adossée à deux montagnes, le mont Liban et l’Anti-Liban, refuge pour toutes les minorités persécutées, 18 en tout. Dans cette métropole des contrastes, une petite rue tranquille, la rue Rizkallah, où voisinent maronites, sunnites, chiites, juifs, Arméniens, Russes, commerçants, artisans et artistes. Jusqu’au jour où les trois fils de sitt Odette, Roro, Riri et Roland, se mettent à « faire du sport » tous les week-ends dans des villages abandonnés de la montagne. Et quand les avions de l’armée libanaise bombardent les camps palestiniens de la banlieue sud, tout le monde comprend qu’il ne s’agissait pas de scoutisme.
Récit d’une perte
Comment a-t-on commencé à parler de « camp d’en face » à propos de ses propres voisins ? Sélim Nassib, au scénario, et Léna Merhej, au dessin, décortiquent les relations de voisinage, où le fait de ne pas scruter les autres était une politesse. Ils font apparaître les regards qui deviennent plus appuyés, les prétextes de moins en moins voilés, les suppositions de ce que feront les autres si la guerre éclate. Ils retracent la transformation d’insignifiants gamins aux prénoms ridicules en chefs de quartier, la mise en place d’une « économie de guerre », avec recrutements forcés pour les milices phalangistes, la réquisition de lieux et l’extorsion d’un « impôt de guerre »… Tout ce tome, à paraître en février 2025, se situe en 1975, à la veille et au tout début de la guerre civile qui a déchiré le Liban jusqu’en 1990 et dont les séquelles n’ont pas disparu.
Pour les deux auteurs, lui d’une famille libanaise juive qui a dû s’exiler et elle, libano-allemande, cofondatrice du collectif Samandal et lauréate en 2002 du prix du jury du Festival de New York pour son film d’animation Dessiner la guerre, c’est l’histoire d’une perte irrémédiable qu’il s’agit de documenter : si la juxtaposition des communautés reposait sur une fréquentation distante – les liens forts étant ceux de la famille –, si les non-dits existaient, tous deux insistent, avec une nostalgie légitime, sur le fait que les gens se fréquentaient et surtout ne se réduisaient pas au stéréotype communautaire : « On disait :“C’est Beyrouth” comme on aurait dit : “C’est la douceur de vivre” ». Lueur d’espoir dans ce récit aux allures d’engrenage, rendu encore plus tragique par le risque de réitération de la catastrophe en raison du contexte actuel : Sélim Nassib et Léna Merhej donnent une place à d’autres regards, qui tranchent avec la tension désormais installée : ceux de deux amoureux, elle chrétienne et lui musulman, qui, eux, se soucient de ce qu’il risque d’advenir à l’autre. Et sont protégés par le Génie de Beyrouth…
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Le génie de Beyrouth. Tome I : Rue de la fortune de Dieu
Sélim Nassib et Léna Merhej
Dargaud, 132 p., 300 DH