Le ciel pour témoin
Le deuxième roman de Karim Kattan, en lice pour plusieurs prix, nous plonge dans une magnifique et tragique histoire d’amour en Palestine.
Par ces temps d’été vénéneux, où le khamsin soulève sables, déchaînements de haine et « magies troubles », en allant jouer au sab‘a wa noss chez sa vieille et hiératique tante Fatima (comme la ville portugaise),Isaac (c’est le nom qu’il s’est choisi) revoit le beau Gabriel, yeux bleus, cheveux et barbe blanche. Tous les deux « sont enracinés en ce pays qu’on appelle Palestine », « en ces terres empêchées par le béton et l’histoire et les tanks et le sang et la peur dans la nuit ». L’un et l’autre sont « enchaînés à des systèmes conçus pour les empêcher », « régis par une machine coloniale si vieille et profonde et sophistiquée, qu’ils l’ont presque oubliée ». Et pour tous les deux, c’est un éveil. Isaac va aimer Gabriel, qui dépose un client à l’hôtel où il est réceptionniste. Pour le séduire, pour le garder, « pour avoir le temps de comprendre cette évidence, ce : “le voilà” », il l’enchante d’histoires merveilleuses. Tous les soirs, Gabriel revient écouter Isaac, « le troubadour des ruelles », qui fait surgir jinns, oiseaux fabuleux, de lions, de chevaliers. Un jour, ils décident de partir en vacances, malgré les soldats, les check-points et les humiliations. Pour la liberté, jusqu’au bout.
La liberté par l’amour
« Comment t’aimer dans cette ville caractérielle, si prompte à la colère, cette ville hantée par le dieu et qui ne me laisse pas la place de t’adorer toi plutôt que lui ? » Ainsi s’ouvre le roman, sur cette phrase que chacun aurait pu dire à l’autre, sur le rêve d’être le verre aux mains du souffleur, son amant, de fondre et se fondre en lui. « Je ne raconte pas tout », insiste le narrateur – le ciel, « qui sait les arcanes de l’amour » et ponctue son récit de « c’est comme ça », comme si c’était une fatalité, y compris les choses les moins normales. Car cette splendide histoire d’attirance, de désir et de manque, c’est sur une toile de fond l’apartheid colonial qu’elle a lieu. Karim Kattan croque une Jérusalem fracturée entre vieille ville, « celle du dedans […] à nous, froncée, froissée, impossible », et ville nouvelle « ouvert et dépliée, à eux ». Il situe l’oppression et l’occupation jusque dans les corps, en décrivant ceux des garçons qui épousent ou repoussent la ville, en faisant le portrait des « corps dangereux et hors-la-loi » des Palestiniens astreints « à l’asservissement infâmant au pouvoir militaire », quand ce n’est pas aux appétits de diplomates hautains qui adorent « ces gens » et sont pour la paix – mais « pour le détail, qu’ils se débrouillent ».
Après son très remarqué premier roman, Le palais des deux collines, prix des Cinq continents de la francophonie 2021, Karim Kattan livre ici un roman d’une grande poésie, cru, plein de la vitalité de l’ironie et de l’oralité, qui rend sensible l’opposition criante entre l’amour et le désir d’un côté, et la violence et la haine de l’autre. Le livre figure dans la sélection du prix de l’Institut du monde arabe 2024, dans celle du prix littéraire du 2ème roman, ainsi que dans la première sélection du Renaudot.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
L’éden à l’aube
Karim Kattan
Elyzad, 336 p., 270 DH