Sagesses enfantines
La sociolinguiste Zakia Iraqui Sinaceur renoue avec la mémoire de l’enfance et relève avec brio le défi de les traduire.
C’est un savoir immémorial, dont on savoure le plaisir de l’avoir entendu enfants et qu’on a plaisir à transmettre à son tour. À la suite des travaux de plusieurs spécialistes du patrimoine oral, Zakia Iraqui Sinaceur, forte de son expérience d’édition du Dictionnaire Colin d’arabe dialectal marocain et de sa version inversée (français-darija), réunit dans ce petit livre la quintessence des berceuses, comptines et devinettes. Après voir publié, avec Micheline Galley, le Florilège de littérature orale marocaine (Geuthner, 2016), elle s’attaque à ce qui lui semblait le plus difficile, celle de ces petits textes dont l’essentiel tient à leur musicalité et à leur rythme. Ce travail, là encore inspiré des travaux de Georges Colin, réunit 120 textes, avec leurs variantes, collectés dans les parlés citadins et retenus pour leur qualité esthétique et littéraire. Pour aussi le miroir qu’ils sont des évolutions de la société, car entre ce que Zakia Iraqui Sinaceur a entendu lors de son enfance à Fès et ce qu’elle a collecté, et retransmis, aujourd’hui, l’apparition de mots, d’emprunts à d’autres langues, témoignent d’un Maroc multilingue et ouvert, qui donne à l’imaginaire une grande amplitude.
Malice et droits humains
Zakia Iraqui Sinaceur présente d’abord les berceuses, chantées pour endormir les enfants. Elle en recense de plusieurs types, outre la célèbre nīnni ya mūmmo ! Celles destinées d’abord à faire dormir le bébé. Celles ensuite pour « exprimer son amour ou son admiration » au bébé, en l’appelant dâya d-el-qamar, pleine lune, ch-chems eddowwâya, lumière du soleil, en saluant sa blancheur – symbole de bonheur – en ces termes : sekkar mfenned, sucre glace, khales, fleur de farine… Une troisième catégorie permet d’exprimer d’autres sentiments : le soulagement d’une mère qui a eu du mal à mettre au monde l’enfant, le souhait que l’enfant ait un statut social important, soit vêtu de soie et entouré de serviteurs…, voire la menace adressée à quiconque n’aime pas l’enfant, qui verra sa maison vide (terrifiante menace de ne pas enfanter ou de perdre ses enfants) et réduite à mǝrbǝṭ lǝ-ḥmīr, un endroit où attacher son âne.
Lalla Zinou
لالّة زینه زین وزین لالّة زینه كا یفتن لالّة ضایة د القََمر لالّة یحفظه لي ربّي لالّة ینّجیه لي ربّي لاّلة یخلّیك لیلي یخلّیك لیلي یا یمانضة .یمانضة مزلّڭة في الخیط | lǟlla zīno zīn u-zīn lǟlla zīno kǟ-iftǝn lǟlla ḍāya d-ǝl-qamar lǟlla yǝḥfḍo-li ṛǝbbi lǟlla inǝžžīh-li ṛǝbbi lǟlla yaḫăllik līli yaḫăllik līli yā yamanḍa yamanḍa mzǝllga f-ǝl-ḫēṭ. | Lalla, une beauté sans pareille. Lalla, d’une beauté troublante. Lalla, aussi beau que la pleine lune. Lalla, que Dieu le protège ! Lalla, que Dieu le préserve ! Lalla, je voudrais, pour toujours, te garder Et tel un diamant, pouvoir te conserver. Un diamant enfilé en collier. |
La seconde partie traite des comptines, dont le rôle pédagogique d’initiation aux connaissance et de facilitation de la transition scolaire est centrale. Nature, chiffres, géographie, fêtes, rôles sociaux… ces petits textes parfois dénués de sens sont essentiels dans les jeux. Zakia Iraqui Sinaceur relève leur malice et leur irrévérence, comme dans ce portrait de vieillard :
ناري ناري ناري بّاك الشیباني یّماك الحلّوفة .ختك المنتوفة | nǟri ! nǟri ! nǟri ! bbāk ǝš-šībǟni yimmǟk l-ḥăllūfa ḫtǝk ǝl-mǝntūfa. | Sapristi ! Ton père, c’est un vieillard ! Ta mère, c’est un vrai cochon ! Ta sœur, la déplumée. |
Derrière des sonorités anodines se cachent parfois des histoires tragiques, comme Tikchbila tiwliwla, qui « raconterait l’amertume, la nostalgie des habitant de Séville qui durent quitter leur ville et leurs biens » en 1492 : « Tikchbila serait la contraction de treq ichbilya ou dik ichbilya, “la route de Séville” ou “cette Séville” » et Tiwliwla serait la « prononciation simplifiée de twulliw lha, “vous y retournerez” ». Dans la comptine, « ġēr l-kǟs ǝlli ɛṭāuni », le verre qu’on a fait boire, ferait allusion faite par les armées d’Isabelle la Catholique de tester la foi des convertis en les obligeant à boire du vin. Plus récemment, la comptine est aussi une façon de transmettre un enseignement sur les droits humains, comme celle d’ā šta tata tata, ā ulīdǟt l-ḥǝrrāta, qui ajoute :
طالبین التسمیة طالبین الجنسیة طالبین الھویة والعیشة بالأمان حنا أطفال ھاذ العالم وصوتنا كلّھ أمان بغینا نعیشوا مزیان بغینا نسكنوا مزیان بغینا نقراوا مزیان بغینا .حّق الإنسان | ṭālbīn ǝt-tǝsmiya ṭālbīn ǝl-žinsiya ṭālbīn ǝl-huwiya u-l-ɛīša b-ǝl-‘amǟn ḥna ‘aṭfāl hād-ǝl-ɛalām u-ṣowtna kullu ‘amǟn bġēna nɛīšu mǝzyǟn bġēna nsǝknu mǝzyǟn bġēna nǝqraw mǝzyǟn bġēna ḥaqq ǝl-‘insǟn. | Nous demandons un nom. Nous demandons une nationalité. Nous demandons une identité. Nous voulons vivre en sécurité. Nous sommes les enfants de ce monde. Et notre appel est plein d’espoir. Nous voulons vivre convenablement. Nous voulons nous loger décemment. Nous voulons étudier correctement. Nous revendiquons des droits humains. |
Enfin, les devinettes sont un trésor de concision et d’ingéniosité. Un seul exemple, celle qu’une mère envoie son enfant poser… pour avoir la paix : « قالت لك ماما : اعطیھا المدّجة واقبط من جا, qālǝt-lǝk māma : ɛṭēha l-mdǝžža u-qbǝṭ mǝn ža, Maman te dit : donne-lui le collier de perles et retiens qui vient à toi. ».
Des trésors à savourer sans modération.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Berceuses, comptines et devinettes du Maroc
Éditées par Zakia Iraqui Sinaceur
Classiques africains, 146 p., distribué par Karthala