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À l’écoute de la Tunisie

Dans un savoureux petit livre, la philosophe et romancière Emna Belhaj Yahia raconte sa Tunisie en 80 mots.

« 80 mots du monde », c’est une jolie collection portée par les éditions françaises l’Asiathèque, qui met au défi des écrivains de livrer en 80 mots seulement (et de tout petits textes) la substantifique moelle de ce qui fait la singularité de leur pays. Après l’Afghanistan, le Cambodge, la Corée du Sud, l’Inde, le Vietnam, le premier pays arabe et du continent africain est donc la Tunisie, et c’est Emna Belhaj Yahia qui nous propose ce voyage dans et par les mots. Dans et par son parcours aussi de militante féministe, de philosophe et de romancière.

Ce voyage commence par une mise au point : l’arabe tunisien est une vraie langue – et de par sa génération, Emna Belhaj Yahia témoigne de la minoration subie par cette langue et par ses locuteurs. Or, affirme-t-elle avec force : « rien n’effacera l’évidence première des premiers mots qui aident à attraper le monde et à le garder dans sa main ». « J’ai eu comme l’impression d’avancer sur les traces d’un passé lointain, et de marcher en même temps à côté des miens, au cœur du présent et dans ce qu’il a de plus actuel », confie-t-elle, sensible à cette « logique souterraine » qui entremêle passé, présent et futur.

Un monde en mouvement

Emna Belhaj Yahia

De dâr, la maison, à sokhria, l’humour, entre souvenirs de l’enfance et commentaire de l’actualité récente, Emna Belhaj Yahia retrace les évolutions sociales, codifiant le rapport à l’espace, les codes vestimentaires, les usages, la gastronomie, la politesse… Elle s’attarde sur les sentiments, sur la perception pudibonde de hobb, auquel est parfois substitué m’habba, « mot plus “respectable” qui signifie “amour du prochain”, et qui n’évoque pas forcément les rapports amoureux »… Elle souligne les variations avec l’arabe écrit, notamment la rareté dans la langue parlée du mot sa’âda, le bonheur. « Pour dire de quelqu’un qu’il est heureux, sa’îd, on dira, plus modestement ?, qu’il est fârah, joyeux, content ; ou bien met’henni, tranquille, serein ; ou encore labêss ‘alîh, sans soucis ; ou alors, plus familièrement, chêyakh, en pleine forme. » Elle cite les poètes, les chansons, les œuvres littéraires qui ont donné un bel éclat aux mots qu’elle a retenus, comme La nuit du doute de Béchir Garbouj. Elle nous révèle des subtilités savoureuses, notamment l’histoire du klêm bis-sûri, littéralement le fait de s’exprimer en syrien pour désigner le fait de s’exprimer… en français : « L’énigme s’expliquerait par le fait que les premières personnes habillées à l’européenne que les Tunisiens auraient vu arriver chez eux, il y a presque deux siècles, étaient des Syriens. »

Mixité, démocratie, dignité…Son regard est délibérément celle d’une femme qui n’apprécie pas le conservatisme ni l’autoritarisme, basé sur l’éducation à lkhawf, à la peur. Encore moins la « religiosité ostentatoire » promue par l’islam politique. Le jasmin a sous sa plume le parfum de la dignité parler de révolution de jasmin n’a pour elle aucune connotation de carte postale. Si certaines pages ont quelques tonalités passéistes, Emna Belhaj nous touche par le naturel avec lequel elle nous fait partager des réalités si proches.

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

80 mots de Tunisie
Emna Belhaj Yahia
L’Asiathèque, 192, p., 210 DH

2 mars 2024