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Dames de fraises : retour au tribunal

Pour les Dames de fraises, c’est une première victoire : la justice a récemment décidée de la réouverture des dossiers d’agressions sexuelles.

L’année dernière, dix saisonnières marocaines avaient porté plainte en raison des conditions de travail et d’exploitation qu’elles subissaient. Quatre d’entre elles avaient également traîné devant la justice leur employeur pour agressions sexuelles. Sans entendre les plaignantes, la justice espagnole avait décidé du classement provisoire de leurs plaintes. La réouverture des dossiers constitue une étape décisive dans leur demande de justice.

Selon un article de Yabiladi, quatre nouvelles saisonnières ont à leur tour dénoncé les abus dont elles auraient été victimes, entamant une véritable dynamique de mise en lumière de l’affaire.

Chadia Arab, chercheuse au CNRS à Angers et auteure de Dames de fraises, doigts de fée, les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne (En toutes lettres, 2018), réagit.

Chadia Arab

Que signifie pour vous cette réouverture des dossiers d’agressions sexuelles ?

C’est d’abord une bonne nouvelle. Cela signifie beaucoup des choses pour moi et cela envoi des signaux positifs sur la prise en compte de ces dossiers.

Ça veut dire que les femmes vont pouvoir être écoutées. Ça veut dire qu’enfin les juges vont pouvoir entendre la voix de ces femmes restées sous silence. Ça veut dire peut-être aussi qu’elles auront l’occasion d’avoir gain de cause, que ces agresseurs vont être punis. Et ça veut dire que les avocat.e.s d’AUSAJ qui les défendent ont fait avancer ce dossier sensible pour l’Espagne et pour le Maroc.

Cela signifie aussi que la mobilisation finit parfois par payer. Depuis un an, il y a eu des syndicats, des associations d’avocat.e.s, des associations de défense des droits des femmes, des droits des migrants et des droits humains, qui se sont mobilisés pour prendre le parti de ces femmes. Je pense à l’AMDH et à Pateras de la Vida par exemple au Maroc. En Espagne, il y a un an, une marche a rassemblé plusieurs milliers de personnes dont des femmes qui ont été agressées et qui ont osé sortir dans la rue. Une cagnotte a permis d’aider ses femmes. J’ose aussi espérer qu’à ma petite échelle j’ai pu contribuer modestement à faire connaitre la situation de ces femmes au travers de mon livre et de la tribune qui a aujourd’hui pile un an aussi : #NousSommesTou.te.sDesDamesdeFraises publié sur le site de Yabiladi et de Médiapart et qui a réuni plus 150 signataires d’associations et de personnalités.

Les médias ont aussi joué un rôle important à faire connaitre la situation de ces femmes. D’abord les journalistes allemands, qui les premiers ont évoqué les cas d’agressions sexuelles, repris ensuite par des journaux, des radios et même la télévision marocaine, espagnole et française. En Espagne également des grands journaux tels qu’El Pais ont repris ces affaires. Encore dernièrement le célèbre El Guardian en faisait état. Ces médias participent à faire connaître mondialement l’exploitation au travail et le harcèlement que subissent ces saisonnières.

La réouverture des dossiers c’est un début de victoire d’un long combat pour la justice sociale et l’égalité des droits qui s’annoncent pour ces femmes.

Ces plaintes ont-elles une chance d’aboutir ? Et quelles implications pourrait avoir cette affaire pour la vie des saisonnières marocaines ?

Elles peuvent bien entendu aboutir. On l’a vu récemment avec le groupe des 10 femmes qui avaient porté plainte contre leur employeurs et contremaître dans la coopérative Donana. Leur avocate et l’association AUSAJ a gagné une bataille en réussissant à obtenir un droit de séjour à certaines de ces femmes. Leur plainte se poursuit pour faire reconnaitre la maltraitance, le harcèlement au travail et le harcèlement sexuel au sein de cette coopérative, afin que les personnes qu’elles dénoncent soient poursuivies.

Pour la vie des saisonnières, cela permettrait un retour digne. C’est ce qu’elle souhaite aujourd’hui : retrouver leur famille et particulièrement leurs enfants dont elles sont séparées depuis plus d’un an. Elles veulent être accueillies dans leur pays avec dignité et respect. Car elles sont aujourd’hui les victimes. La justice espagnole je l’espère le reconnaitra. Il faudra qu’au Maroc on reconnaisse aussi qu’elles ont été les victimes d’un système capitaliste qui instrumentalise la migration circulaire pour l’exploitation de la fraise mais aussi l’exploitation de sa main d’œuvre donc de ces femmes. Les mesures du ministre du travail et la sensibilisation opérée par l’ANAPEC avant le départ des nouvelles saisonnières qui partaient pour la première fois sont des signaux forts. Cet effort reste à poursuivre et plus particulièrement pour celles qui rentrent. Il faudra sûrement les accompagner à leur retour à la fois sur un instant T pour les accueillir le mieux possible, et à moyen et long terme pour qu’elles puissent se réinsérer le mieux possible dans leur société d’origine si c’est leur souhait.

Que pensez-vous de l’affirmation du directeur de l’ANAPEC (agence de recrutement responsable du contrat des Dames de fraises): « Le fait qu’aujourd’hui il n’y ait que trois plaintes ça veut dire que la sensibilisation à l’autoprotection que nous avons menée a peut-être eu son effet. Car à la même période de l’an dernier, il y avait plus de plaintes et plus de mécontentement et donc modestement il se pourrait bien que la sensibilisation ait eu son effet » ?

Je pense qu’effectivement la préparation faite en amont par les membres de l’ANAPEC a contribué à mieux sensibiliser les femmes. C’est un travail important, d’autant que cette année il y avait presque les trois quarts des femmes qui n’étaient jamais parties. La sensibilisation et la préparation au voyage, au séjour, à la cohabitation sur place, au travail, sont primordiales pour la réussite de ce programme.

Néanmoins il faudra rester vigilant et il me semble que cette préparation en amont doit s’accompagner d’un travail d’accompagnement en Espagne et de retour au Maroc. L’effort reste à poursuivre sur place pour savoir ce qui se passe. Que ces femmes ne soient pas laissées à l’abandon. Un travail de plaidoyer pourrait se faire pour que les médiateurs qui les accompagnaient auparavant puissent de nouveau faire le suivi en Espagne. Et comme je vous l’ai dit, un effort reste à faire sur le retour : mieux accompagner les femmes qui rentrent est indispensable à un mieux-être et une meilleure réinsertion des femmes.

Enfin pour conclure, trois plaintes, ça reste trois plaintes de trop ! Je reste persuadée que des plaintes il y en a toujours eues (En 2010, El Pais titrait un article « victimas del oro rojo » avec une plainte de plusieurs Marocaines et Polonaises qui se plaignaient d’abus sexuels de leurs patrons espagnols). Elles sont plus visibles depuis l’année dernière car le contexte a fait que beaucoup de personnes s’intéressent aujourd’hui à ces femmes et les médiatisent. Et puis n’oublions pas que certaines n’osent pas porter plainte par peur de ne pas revenir l’année suivante, par peur qu’elles ne soient ni entendues ni crédibles, par peur qu’elles ne soient pas soutenues par leur famille au Maroc. Reste donc aux institutions directement impliquées dans ce système migratoire (Ministère du travail au Maroc, ANPAEC, Mairie de Cartaya, Syndicats et patronat, etc.) à le rendre plus juste, plus digne et plus égalitaire.

Propos recueillis par Martin Gautier

12 juin 2019