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Débat vs sacralité

En mars 2001, Nouzha Guessous est nommée à la Commission royale consultative chargée de la révision du Code de la famille. Elle témoigne de ces trois ans de débats d’une particulière violence.

Trois femmes pour douze hommes : « dans cette commission, chaque femme allait devoir être l’équivalent de quatre hommes ». Pour Nouzha Guessous, chercheure en droits humains et en bioéthique, c’est la découverte d’un espace d’une extrême fermeture, où est rappelé constamment que la décision appartient aux seuls ouléma, lesquels estiment que les autres membres « peuvent, à notre demande et seulement si nous en éprouvons le besoin, nous éclairer sur des aspects techniques liés à leur expertise », et que « la Moudawana reste le dernier champ d’application de la charia qu’il faut défendre corps et âme ; il y va de l’avenir de l’islam et des musulmans au Maroc. » C’est ce face-à-face de trois ans que raconte Nouzha Guessous.

Le clou de Jha

L’autrice retrace d’abord son enfance à Fès, son parcours en révolte contre la place faite aux filles, sa conscience féministe affutée aux côtés du Mouvement de libération des femmes (MLF) où elle vit « un face à face entre [ses] idées en construction et [ses] croyances héritées avec leurs non-dits, leurs ambiguïtés et leurs contradictions », son engagement auprès de l’Organisation marocaine des droits de l’Homme (OMDH). Cette partie rappelle ce qu’était un Maroc conservateur avant la wahhabisation : des codes pesants mais une possibilité d’ouverture et de dialogue : Nouzha Guessous insiste sur la force de caractère de sa mère, souffrant de n’avoir pas fait d’études et de son manque d’indépendance financière ; elle évoque un père aimant, qui lui racontait l’histoire de son ancêtre Abdeslam Ben Hamdoune Guessous, étranglé pour s’être opposé à Moulay Ismaïl qui voulait réduire en esclavage les musulmans noirs. « J’ai compris que j’avais reçu cette histoire comme une autorisation paternelle à remettre en question les dires des ouléma. À faire parler ma conscience. Et à l’écouter. »

La partie la plus forte du livre concerne les travaux de la commission. Nouzha Guessous décortique la sacralisation du fiqh afin de ne rien céder sur la norme patriarcale. « Après quatorze siècles, l’amalgame entre la religion et les pratiques d’essence culturelle légitimées par le fiqh a pris une force et une résilience incommensurables, celle de l’exclusivité, de l’éternité et de l’immuabilité de ces jurisprudences humaines devenues “sacrées” ». L’imam Malik était omniprésent et le Code de la famille s’appellera Moudawana, en référence à « la Grande Moudawana » de l’Imam Sahnoun, compilant ses réponses sur les questions du fiqh. Elle passe en revue les méthodes utilisées par des religieux conscients de leur puissance et sûrs de leur bon droit pour rejeter toute ouverture : mélange des genres, invocation de cas anecdotiques pour « confirmer le non catégorique à la science considérée comme profane », mauvaise foi, aucune éthique de dialogue, refus d’autre référentiels… « Dans cette logique, la science ne peut rivaliser avec l’idéologie, surtout lorsque cette dernière est emballée dans du sacré ».

L’autrice raconte comment cette expérience l’a affectée dans son corps, dans sa mémoire la plus intime. « J’étais au bord de l’état de choc » ; « J’oscillais entre l’envie d’éclater d’un fou rire ou de sanglots », entre l’envie de démissionner et le sentiment d’avoir une responsabilité historique, entre la colère que sa nomination sans véritable marge d’action puisse être une « manœuvre décorative pour faire moderne » et la détermination à être « le clou de Jha ». Seule possibilité : la ruse. « À défaut de faire rupture et de traduire des vérités scientifiques établies dans les lois et les pratiques juridiques, nécessité oblige de les occulter pour déjouer et contourner la réglementation. » Ainsi, « pour sauver quelques enfants nés d’amours interdits », on inscrit dans la loi que « la durée normale d’une grossesse varie de six à douze mois ». Tutelle matrimoniale, filiation, garde des enfants, héritage… sur tous ces points, deux enjeux sont centraux : le corps des femmes et les biens matériels.

Le livre se clôt sur un appel à la pensée critique : « Le processus de sécularisation des lois ne pourrait être réellement enclenché que si les musulmans acceptaient de sortir de l’alibi de sacralité de la tradition islamique, pour promouvoir, non plus une foi dogmatique mais plutôt une foi réfléchissante et autocritique, qui n’appréhenderait plus les jurisprudences islamiques non plus comme des vérités absolues, atemporelles et définitives, mais comme des interprétations humaines au sens herméneutique du terme. Ce n’est qu’à ce prix qu’elles pourraient alors être déconstruites et reconstruites selon la raison et les savoirs universels. » Et qu’on pourra négocier un véritable Code de la famille, à la hauteur des engagements du Maroc en faveur de l’égalité.

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

Une femme au pays des fouqaha, l’appel du houdhoud
Nouzha Guessous
La Croisée des chemins, 246 p., 90 DH

10 mars 2023