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Des savoirs nécessaires

Pendant deux jours, les 21 et 22 juin dernier, la seconde rencontre du groupe Endangered Humanities s’est penchée sur la façon dont on produit des savoirs depuis la précarité. Depuis en fait des situations multiples, puisque les intervenants (programme ici) ont parlé depuis l’Afrique du Sud, le Brésil, le Chili, l’Espagne, l’Inde, la France, le Maroc, le Rojava, la Tunisie… Universitaires, poètes, éditeurs, journalistes, tous ont témoigné des attaques visant les sciences humaines et sociales, via la précarisation de ceux qui les pratiquent.

Contre les savoirs hégémoniques, contre la standardisation du monde, contre la violence faite aux voix non conformes, ils ont proposé une réflexion sur des savoirs pluriversels et réellement émancipateurs. Il a beaucoup été question de patrimoine, de relation à la nature et au non-humain, de la place de l’humain dans le monde fragilisé de l’anthropocène et du numérique. Il a été aussi question du sens de ce qui est fait dans des institutions comme l’université ou le musée, de la manière d’agir de façon plus inclusive et sans limiter la production des savoirs à des formes langagières.

Le muséologue François Mairesse de l’Université Sorbonne Nouvelle invite à « considérer les sciences humaines comme un patrimoine vivant » et insiste sur les différentes formes de transmission : « Pour les sciences humaines comme pour les sciences dures, il y a des choses un peu plus dures que d’autres. Cela donne une impression de fragilité. Si la carcasse reste, la matière s’évapore, mais se retrouve ailleurs. »

Le chercheur indépendant Javier Lopez Alos s’inquiète de l’équivalence faite par le néolibéralisme entre intérêt économique et légitimité, ce qui menace les humanités si elles n’arrivent pas à démontrer leur intérêt économique dans ce système. « Ce que la précarité nous pousse à oublier, c’est le fondement de la vie intellectuelle, qui n’est pas la compétition, mais la complicité, la collaboration, l’entraide, l’amitié. »

Cette réflexion sur les lieux, les méthodes et les nouvelles solidarités à construire s’inscrit dans la continuité d’un ouvrage récemment paru aux éditions des archives contemporaines, Savoirs de la précarité, knowledge from precarity (en ligne ici).

La rencontre s’est clôturée au Laboratoire écologique Zéro déchet (LEØ) à Pantin, avec le dialogue entre Joëlle Le Marec, directrice du GRIPIC à la Sorbonne Université, une des initiatrices de l’événement, et Amélie ? dont je joins cette transcription résumée.

Kenza Sefrioui

Le LEØ

Joëlle Le Marec : Le LEØ, ce sont énormément de savoirs : savoir trouver un lieu, le rendre accessible, savoir réparer des choses, savoir traiter quantité de problèmes. Comment les acquiert-on ?

Amélie : Il s’agit moins de savoirs à théoriser, mais de savoir-être. Il faut se connaître soi, connaître nos limites, savoir à qui on fait confiance dans l’équipe et en dehors. Nous avons une certaine difficulté à coopter des gens pour vivre ici, car on se rend compte à quel point ce qu’on construit peut être facilement détruit. À quel moment exclure et à quel moment intégrer ?

Nous avons de l’expérience dans le théâtre et dans les besoins sociaux. Ce n’est pas parce qu’on a envie de faire quelque chose qu’on le fait, mais parce qu’on sent qu’il y a un besoin. C’est pour cela que ce que nous faisons n’est pas duplicable, parce que c’est très intuitif et singulier.

Nous avons cependant une charte. Ça s’est imposé parce qu’on brasse beaucoup de monde et à force de répéter les mêmes choses. On la forge avec les gens qui viennent travailler ici. Il y a un besoin de souplesse, tout en étant exigeant.

Notre combat, c’est un combat pour la dignité et pour le sens. À chaque instant, nos réponses se transforment. Aujourd’hui, notre axe  est de fonctionner sans subvention, qui est jusque là la caution institutionnelle pour gagner les procès. Mais si, demain, demander des subventions nous permet de donner un mi-temps à des mamans pour ne pas être expulsées, on le fera.

Joëlle : Tout est fondé sur des choix construits.

Amélie : Ce sont des savoirs spécifiques, qu’on partage, car on ne peut pas être spécialisé dans tout.

Joëlle : On pense souvent aux savoirs comme à des énoncés ou des procédures formelles, très normées. Mais la dimension d’émancipation concerne surtout ceux qui sont partagés, qui ouvrent des possibilités, qui transforment nos rapports à notre environnement. Il ne s’agit pas de savoirs pour maîtriser et dominer le monde mais de savoirs pour y vivre. Et il ne s’agit surtout pas de transformer le monde des autres à leur insu comme c’est beaucoup le cas.

Amélie : On nous a demandé de faire une base de données des techniques militantes et écolo. Ça existe déjà. On n’a rien inventé, on essaie de faire vivre les choses au quotidien. Ici, on a des savoirs de survie, pas des savoirs hors sol. On est surtout dans des savoirs de nécessité. Ce n’est pas la même chose d’apprendre à faire une éolienne et de se dire : « Ce truc est cassé il faut le réparer ».

23 juin 2021