Détournement des libertés
Dans un essai toujours d’actualité, Eyal Sivan et Armelle Laborie démontrent que les institutions universitaires et culturelles israéliennes servent non pas la liberté académique et la liberté d’expression, mais les intérêts militaires.
L’université et la culture, « par nature situées au-delà des querelles politiques » ? Leur boycott, « une atteinte à la liberté universitaire et à la liberté d’expression » ? Une injustice ? Il y a neuf ans, quand le documentariste israélien Eyal Sivan, auteur avec Michel Khleifi du remarquable Route 181 (2003), et la productrice française Armelle Laborie publient cet ouvrage, la question du boycott des institutions universitaires et culturelles israéliennes fait débat. Pour les coauteurs, ces objections reposent sur une méconnaissance des enjeux. Quoi de mieux en effet que la culture ou les lieux de savoir pour construire une « vitrine dans laquelle Israël présente d’elle-même une image démocratique, libérale et critique » ? Le mouvement non violent représenté par la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) a suscité une réaction immédiate : en 2015, le président israélien l’a qualifiée de « menace stratégique de premier ordre » – ce qui lui « permet de justifier une guerre préventive ».
Propagande
C’est que la bataille de l’image est cruciale. Dans une première partie très documentée de l’ouvrage, les coauteurs détaillent la mobilisation constante de la rhétorique de la « menace » et son corollaire, une propagande destinée à l’étranger, mélange de « hasbara » (explication) et de marketing, pour promouvoir l’image du pays. Celle-ci est théorisée, prenant même appui sur l’expérience… des nazis et… du Maroc ! Ainsi, « en France, le président du CRIF, Rogier Cukierman, suggère au Premier ministre Ariel Sharon de “mettre en place un ministère de la Propagande, comme Goebbels. Il faut investir de l’argent et inviter des journalistes dans de beaux hôtels. C’est ce qu’a fait le roi Hassan du Maroc, qui avait lui aussi une réputation abominable et devait la modifier.” » Outre les moyens conventionnels, cyberguerre et guerre juridique, la construction d’une marque ventant une Start-Up Nation créative et respectueuse des libertés individuelles passe par la conquête des élites, ce qui rend la bataille des universités et de la culture centrale. Le développement des Israel Studies comme discipline dès les années 2000 a pour but de « sioniser tous les sujets touchant au judaïsme et à Israël ». Face aux appels au BDS, c’est la rhétorique de la liberté d’expression qui est mobilisée, même quand sont déprogrammés, interdits des manifestations jugées « trop critiques à l’égard d’Israël », et qu’est mobilisé l’arsenal répressif (pressions, coupe de subventions…)
La seconde partie du livre détaille le fonctionnement des institutions culturelles et universitaires israéliennes, pour expliquer que le BDS vise justement à défendre ces libertés qu’elles devraient incarner et qu’elles détournent. Intrication du militaire et de l’enseignement, avantages aux anciens soldats, discrimination des étudiants arabes, recherche subordonnée aux « priorités nationales »… rares sont les voix qui s’élèvent pour protester. « En acceptant d’être instrumentalisée comme l’un des bras armés de l’occupation et de la hasbara, l’université israélienne se condamne elle-même », concluent les coauteurs, rappelant que rien n’empêche les universitaires israéliens à titre individuel de poursuivre des collaborations et des travaux « dans le cadre d’une véritable “liberté académique” ». Quant à la culture, elle est ouvertement assimilée à la hasbara. Le soutien à une « dissidence officielle » contribue à l’image d’ouverture et de pluralisme. Ainsi, Valse avec Bachir (2008) sert de ce point de vue à « humaniser » les soldats. Quant à ceux qui ne servent pas ce projet, ils sont assignés à résidence, arrêtés pour « atteinte à l’honneur du drapeau ».
Eyal Sivan et Armelle Laborie insistent sur le fait qu’avec des individus, artistes, chercheurs, intellectuels, le lien n’est pas brisé, que des travaux communs existent en dehors de l’institution et inaugurent « l’embryon d’un espace commun fondé sur l’égalité des droits ». « En dénonçant le principe même de l’état d’exception, [le mouvement BDS] brave les États qui souscrivent à la rhétorique de la Menace, à la surenchère sécuritaire et au modèle de gouvernance politique à l’israélienne : l’état d’exception comme état permanent. » Une démarche légitime.
Voir aussi l’Appel de la Campagne marocaine pour le boycott académique et culturel d’Israël (MACBI).
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Un boycott légitime. Pour le BDS universitaire et culturel de l’État d’Israël
Eyal Sivan et Armelle Laborie
La Fabrique, 192 p., 130 DH