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Dis:tance: Aziz Bijerj, un « Allemand » à Imessouane

À 66 ans, Aziz Bijerj gère son auberge dans cette belle station balnéaire de l’Atlantique. Portrait de ce Casablancais de naissance qui a vécu une grande partie de sa vie à Cologne avant de retourner au bled.

Dessin de Mohamed Beyoud

À Imessouane, petit village à mi-chemin entre Essaouira et Agadir, sur la côte atlantique, l’auberge Tasra est une institution. Cette belle bâtisse située à l’entrée du village attire Marocains et étrangers en quête de sérénité. Un patio en blanc et bleu décoré par des plantes et des fossiles de tous genres, une belle cour et des paons en liberté donnent à Tasra un air particulier. Dans cette auberge coupée du monde, la cuisine propose des tagines de poissons et de viande, agrémentés, si on le désire, d’un bon verre de vin. Le soir, des musiciens, en général des hôtes de Tasra, assurent le spectacle pour le plus grand plaisir de tous.

À la tête de Tasra, Aziz Bijerj, l’homme aux plusieurs vies. Né en 1954 à Casablanca, plus précisément dans le quartier mythique de Hay Mohammadi, Aziz Bijerj a grandi dans la capitale économique. « J’étais un enfant agité, violent. J’ai dû quitter l’école très tôt alors que tous mes frères étaient des élèves studieux. Mon père a fini par m’expulser de la maison alors que je n’avais que 16 ans. » Première destination du petit Aziz : Imessouane, la terre de ses oncles paternels où il passe deux mois avant de s’exiler dans les villes du Sud. D’abord à Tan Tan, où il travaille avec des cousins comme marin pêcheur, puis à Tarfaya où il s’installe avec un de ses grands frères. « À l’époque, une piste sommaire reliait Tan Tan à Tarfaya. Il y avait que mon frère, moi-même et quelques Sahraouis qui résidaient là-bas. » La paire loue l’église espagnole de la ville, abandonnée depuis longtemps, pour 200 DH (20 euros) le mois. Ils y vivent et réparent les moteurs de bateaux de pêche.

De retour à Casablanca, après avoir ramassé la somme de 5 000 DH (500 euros), le jeune Aziz reprend une vie de fêtard, fréquente les bars et cabarets huppés de l’époque (Wichita, la Fontaine…). L’argent devenait rare et Aziz ne se sentait plus à l’aise dans sa ville natale. « Mon père nous a tous appris l’art de la coiffure quand on était enfants. Cela m’a aidé à ramasser la somme nécessaire pour quitter la ville vers le Sud où j’avais désormais mes marques. »

Aziz multiplie les résidences entre Imessouane, où il vit dans une grotte surplombant la baie, Agadir ou encore au Sahara. « C’était l’époque des hippies. C’est durant cette période que j’ai commencé à consommer tous types de drogues usitées à l’époque (LSD, cocaïne), à écouter de la musique des Frank Zappa, Pink Floyd et Led Zeppelin. J’ai pu également acquérir mon premier magnétophone, mon premier tourne-disque. » À la fin de l’année 1978, Aziz se réinstalle dans la région d’Agadir, à Tamghrat non loin de Taghazout. Il prend en charge gratuitement un restaurant et démarre une activité avec un budget de 700 DH (70 euros). « Le restaurant est devenu très vite une destination de musiciens, d’Américains, d’Allemands, un des endroits préférés des hippies de Taghazout. » C’est là où Aziz rencontre celle qui va devenir sa femme, Charlotte. Elle était venue avec un couple et un enfant. Étudiante en mathématiques, elle était la babysitter du petit. « Très vite, on est tombé amoureux l’un de l’autre. On avait plein de points en commun : notre amour des animaux, du dessin. Je ne parlais pas allemand, mais je me débrouillais avec elle en français. »

Le couple fait le tour de la région, s’amuse bien, mais Aziz conseille à sa petite amie de revenir en Allemagne pour terminer ses études. « C’était pour moi une relation très forte, mais je ne pensais pas du tout au mariage. Charlotte voulait rester avec moi. Et c’est là où l’idée du mariage s’est installée entre nous. »

S’ensuit un parcours de combattant pour permettre à Aziz de rejoindre sa dulcinée en Allemagne, à Cologne plus précisément. À cette époque, il n’était pas aisé pour un citoyen marocain d’obtenir un passeport. « On s’est marié à Casablanca chez un adoul du quartier des Habous. J’ai pris l’avion le même jour où l’ayatollah Khomeini l’a pris pour Téhéran, le 1er février 1979 ! »

Docteur en coiffure

Une fois en Allemagne, Aziz reprend le métier que son père lui a appris très jeune, celui de coiffeur. Charlotte l’inscrit dans une école d’apprentissage de l’allemand pour les étrangers. « J’ai suivi ces cours pendant deux mois, le temps que j’apprenne les formules d’usage pour m’en sortir. Charlotte a mis une annonce dans un journal régional et c’est ainsi que j’ai commencé à exercer le métier de coiffeur, en me déplaçant chez les gens. » Trois ans plus tard, la petite Mariam naît à Cologne. L’occasion pour Aziz de revenir pour la première fois au Maroc.

« Charlotte était une femme instruite. Ses amis et les membres de sa famille étaient aussi instruits qu’elle. C’étaient des docteurs en biologie, en mathématiques ou encore en sciences humaines et moi, je n’avais même pas bouclé mes études primaires, je voulais également avoir ma place dans cet univers. Je n’avais pas de diplômes, mais j’étais en Allemagne. C’était là ma chance. »

Avec l’aide de Charlotte qui lui confie 700 Deutsche Mark (500 euros), il part tout d’abord à Paris, puis à Cannes afin de participer au festival international de la coiffure, qui était organisé en marge du célèbre festival de cinéma. Il achète sa valise (séchoir, ciseaux, tenue), trouve ses modèles et obtient le premier prix dans ce concours où participaient 40 pays. « Je suis ainsi devenu docteur en coiffure ! » L’année suivante, invité par le festival, il obtient un autre diplôme et une coupe qu’il offre à son père. Cette coupe trône dans le petit salon de coiffure paternel, à Hay Mohammadi.

Dessin de Mohamed Beyoud

Un autre événement vient changer la vie du jeune Aziz. Grâce à un de ses clients à Cologne, régisseur de cinéma, il participe en tant qu’acteur à une grande production. « J’ai fait le tour de l’Allemagne. On m’a mis dans des hôtels cinq étoiles et on m’a payé 5 000 DH par jour (500 euros). C’est avec cet argent que j’ai commencé à bâtir ma maison à Imessouane en 1986. » Cette maison deviendra Tasra, l’auberge incontournable de ce village mythique de l’Atlantique. Son travail en Allemagne lui permet également d’acquérir un salon de coiffure sur la prestigieuse avenue Mohammed V de Casablanca où ses frères officient en tant que coiffeurs.

Après des années entre l’Allemagne et le Maroc, Aziz s’installe définitivement à Imessouane à partir de 2015. « Après avoir assuré avec Charlotte l’éducation et les études de mes enfants, Mariam et Karim, je me suis installé à Imessouane. Charlotte réside encore à Cologne mais passe beaucoup de temps à Imessouane. Ma liberté et la sienne sont importantes pour nous. On est des époux, mais on ne s’appartient pas. »

Quand on lui pose la question sur ce que l’Allemagne lui a apporté, Aziz répond la chose suivante : « Elle m’a permis de mieux me connaître. Elle m’a appris également à avoir des objectifs clairs. Au Maroc, on vit beaucoup pour les autres et donc forcément dans le mensonge. » Aziz porte un regard sévère sur la communauté marocaine vivant en Allemagne, « des étudiants qui après avoir obtenu leurs diplômes se sentent perdus en Allemagne et se réfugient dans la religion, pour se protéger, et commencent à percevoir les autres comme des mécréants ».

Ayant vécu à Cologne pendant de nombreuses années, il a mal vécu les événements du nouvel an de 2015. « C’était une gifle pour moi. Je revenais à Cologne pour une visite médicale et l’assistante du médecin me demande ce qu’ils ont les Marocains à faire des choses pareilles. Cela m’a beaucoup peiné. » Et de conclure : « Un Allemand n’est pas supérieur à un Marocain. Ce sont les conditions de vie qui font la différence. »

Hicham Houdaïfa

La traduction allemande de ce portrait est à lire ici.

7 avril 2021