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Dis:tance: Interview avec Karima Benbrahim

La communauté maroco-allemande est une partie dynamique de la société migrante. De l’accord de recrutement de 1963 jusqu’au débat sur le Maroc en tant que « pays d’origine sûr », Karima Benbrahim, du IDA-NRW, parle de la perception de soi et de l’étranger entre Rabat et Berlin.

Karima Benbrahim est cheffe du Centre d’information et de documentation pour le travail anti-racisme en Rhénanie-du-Nord-Westphalie (IDA-NRW), qui a son siège à Düsseldorf. Par ailleurs, elle s’investit bénévolement pour Zukunft Plus, une association qui s’engage pour la participation sociale et pour l’apport des perspectives maghrébines dans la société d’accueil.

Karima Benbrahim

Madame, la migration à grande échelle du Maroc vers l’Allemagne a débuté après la deuxième guerre mondiale et l’accord de recrutement de 1963. Ceci dit, le Maroc occupe uniquement une place marginale dans le récit allemand des « travailleu·r·se·s immigré·e·s ». Pourquoi ?

Tout d’abord, ceci est dû à l’histoire : les travailleu·r·se·s immigré·e·s marocain·e·s sont parti·e·s principalement vers des pays francophones, à cause de la langue et du colonialisme. Pour cette raison, nous avons une plus grande communauté en France et en Belgique, mais aussi aux Pays-Bas. Le recrutement en Allemagne cependant était étroitement lié aux compétences recherchées : la plupart des travailleu·r·se·s immigré·e·s venaient des montagnes du Rif où il y avait des exploitations de houille. Ils sont venu·e·s dans le district de la Ruhr, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, mais leur nombre était moins important que celui des travailleu·r·se·s immigré·e·s provenant d’autres pays.

Environ 78 000 Marocain·e·s non détenteurs de la nationalité allemande vivent actuellement en Allemagne ainsi que 70 000 Marocco-allemand·e·s. Au vu de la deuxième vague, nous constatons une forte augmentation de la migration académique. Certains sont restés après les études ici ou restent encore aujourd’hui. Puis, il y a les réfugié·e·s, les individus qui demandent l’asile, etc. C’est pourquoi il est important de bien cerner de quelle migration spécifique nous parlons.

Comment décririez-vous l’auto-organisation lors de la première décade de l’histoire migratoire maroco-allemande ?

Par le passé, l’organisation se faisait particulièrement au sein des associations selon l’origine. J’ai presque grandi avec elles : apprendre l’arabe, l’estime et l’apprentissage des fêtes culturelles et religieuses, le coran. Mais, cela va bien au-delà : une forte culture amazighe subsiste chez les Maroco-allemand·e·s, avec les différentes langues comme le Tamazight, le Taschelhit et le Tarifit. Mes parents, à titre d’exemple, sont nés dans le sud du Maroc et ont d’autres références culturelles et régionales par rapport à celles d’un descendant de la région du Rif.

On ne peut donc pas parler d’une identité marocaine homogène. Les Maroco-allemand·e·s relèvent encore, dans la perception publique en Allemagne, du discours des années 1990 et de la catégorie d’« étrangers », et il n’y a jusqu’ici aucune image différenciée de la communauté.

Pour quelle raison ?

Cela est dû à plusieurs raisons. Premièrement le mouvement migratoire a créé une répartition inégalitaire des Maroco-allemand·e·s au niveau du territoire fédéral. Il y a des agglomérations particulièrement en Rhénanie-du-Nord-Westphalie et en Hesse. En comparaison avec la communauté turque ou la nouvelle communauté syrienne, les Maroco-allemand·e·s sont marginaux dans le reste du territoire allemand. La première génération des « travailleu·r·se·s immigré·e·s » a principalement créé des associations et des initiatives se focalisant sur l’identité culturelle et nationale de leur pays d’origine.

Dans quelle mesure ceci a changé ?

Beaucoup de Marocco-allemand·e·s se veulent et se disent non seulement comme culturellement marocain·e·s, mais  aussi comme musulman·e·s et sont actifs partiellement au sein d’associations où l’origine nationale joue un rôle moins important. Il y a depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001 une forte identification à la religion. Depuis cette date-là, les musulman·e·s sont au cœur du discours public et sont discriminé·e·s en Allemagne et dans toute l’Europe.

Ainsi, les perceptions de soi et de l’étranger en tant que musulman·e sont interdépendantes et mènent vers un renforcement de l’identité musulmane et le cas échéant vers la perception de soi en qualité de musulman·e. Il y a aujourd’hui plus d’associations qui se préoccupent non seulement de l’identité religieuse et nationale, mais aussi de la découverte de soi et de la question de l’appartenance. La perspective est la suivante : Nous sommes des Allemand·e·s avec des racines marocaines et aimerions non seulement contribuer à une société pluraliste mais aussi agir vers l’intérieur de la communauté.

Est ce que vous pourriez nous donner quelques exemples ?

L’association Zukunft Plus est un bon exemple. Zukunft Plus est une organisation de maroco-allemand·e·s qui se considèrent comme faisant partie de la société allemande. Elle a pour but de fournir particulièrement aux jeunes et aux relais une large offre dans le domaine de la formation politique, de l’art et de la culture pour permettre de faire entendre leur voix, d’avoir une certaine visibilité et une perception positive de soi dans une société migratoire. L’association offre une plateforme pour l’échange et le réseautage des perspectives maghrébines-allemandes avec un regard critique sur l’éducation, l’art et la culture ainsi que les médias et la politique. Les Maroco-allemand·e·s doivent réagir aux discours sociaux en Allemagne et par la même occasion être eux-mêmes émetteurs de discours.

Et au-delà ?

Il y a comme j’ai dit des initiatives et des organisations autonomes qui se concentrent sur les offres culturelles ou religieuses, mais aussi des initiatives axées sur les droits des femmes et LGBT+. Ces dernières ne se limitent pas forcément à leur travail au Maroc. Par exemple, le Be’kesh à Berlin. Il y a de nouveaux formatages qui se solidarisent et créent des alliances.

Ceci est un point important. Parce que dans une société pluraliste, nous avons affaire à un fort racisme antimusulman et à d’autres discriminations. Il y a une pression exercée par l’extrême droite dans toute l’Europe, mais aussi à échelle globale. Ceci est constatable dans les formes de crainte face à l’avenir qu’on ressent aussi à l’intérieur de la communauté. Puis, il y a le terrorisme qui prend ses racines dans la religion comme le jihadisme. Ce sont des thèmes qui traversent les communautés. Ceci mène d’autre part à ce que tous souhaitent s’entraider pour assurer une consolidation de l’intérieur ; mais aussi que les individus veulent thématiser leurs propres valeurs, leur culture, leurs expériences de discrimination et ont d’autres thèmes que ceux débattus au sein de la communauté de la mosquée ou au sein de l’association.

La pression de l’extrême droite s’est accentuée depuis le flux migratoire de 2015. Le ton est devenu depuis lors plus dur et, en 2017, l’AFD, un parti d’extrême droite, est arrivée au Bundestag. Comment ont réagi les différentes parties de la communauté marocco-allemande à celà ?

Il y a une grande partie de la communauté que cela préoccupe sérieusement, parce que la scission de la société se répercute particulièrement et négativement sur les musulman·e·s et sur les communautés objet du racisme. Il y a aussi des voix qui font le lien avec l’argumentation des radicaux. Cela se voit bien dans le contexte des réfugiés. Les argumentations des radicaux sont inconsciemment intégrées à l’intérieur de la communauté parce que le débat public s’est déplacé vers la droite.

Ceci explique pourquoi les individus concernés par le racisme intègrent des modèles d’argumentation radicaux. Souvent, il s’agit d’individus qui ont immigré en Allemagne, qui ont construit quelque chose et qui, comme le décrit le sociologue Norbert Elias, ont peur de perdre les privilèges durement acquis au sein de la société. Cependant, la majorité comprend que les Marocains essaient de construire une nouvelle vie en Allemagne, même si ce n’est pas voulu politiquement et qu’ils ont peu de chance d’obtenir l’asile.

Pourquoi beaucoup de Marocain·e·s essaient aujourd’hui, et malgré toutes les résistances, de tenter leur chance en Europe ?

Si nous regardons le pourcentage de chômage au Maroc, nous remarquons qu’il s’agit majoritairement de jeunes qui n’ont pas de perspectives. Je ne suis pas surprise qu’ils veuillent traverser la mer. Un point de départ pourrait être de créer de bons emplois et des perspectives d’avenir au Maroc. Le problème est que beaucoup d’individus souffrent du chômage malgré une bonne formation et possèdent depuis longtemps un diplôme universitaire, mais ne trouvent pas de bon emploi.

Le haut pourcentage de chômage est uniquement une dimension parmi d’autres problématiques socio-économiques au Maroc : la société marocaine est fortement partagée entre privilégiés et non-privilégiés, l’écart entre les pauvres et les riches est très grand. Les infrastructures dans les régions rurales sont encore très faibles alors que le pourcentage de l’analphabétisme est élevé et le rôle de la femme dans la société continue d’être marginal. Les conséquences de la colonisation sont loin d’être dépassées. Bien au contraire : le passé colonial a établi une société à deux classes et l’a enracinée avec un système éducatif français et des intérêts économiques monopolistiques.

Est-ce que vous pourriez expliquer ceci plus en détails ?

Le Maroc a été longtemps occupé par la puissance coloniale française. Ceci a jusqu’ici des répercussions très dures sur les intérêts économiques et géopolitiques du Maroc. Le système éducatif francophone mentionné privilégie ceux qui disposent de moyens financiers. Les individus se trouvant dans un emploi précaire, à titre d’exemple les journalier·e·s, peuvent encore être exploité·e·s parce que peu d’emplois existent et beaucoup d’ouvriers sont sur le marché de l’emploi. Ceci crée une grande concurrence et rend possible le fait que les grands propriétaires sous-paient les ouvrier·e·s.

Le gouvernement a essayé de régulariser cela. Mais le problème persiste. Les gagnants sont les grands propriétaires et les propriétaires de terres qui préservent encore leur pouvoir et leurs privilèges et qui ont la garantie d’obtenir de bons diplômes des écoles françaises. Celui qui a de bons contacts et qui est détenteur de diplômes français ou internationaux obtient le boulot. La demande des diplômes européens est plus grande que jamais. Les autres, ne faisant pas jeu égal et étant laissés-pour-compte, ne peuvent pas survivre au pays.

Des réfugiés du Maroc ont tout particulièrement porté l’attention sur eux durant la nuit de la Saint-Silvestre en 2015-16, à Cologne suite à des agressions sexuelles et des vols. Comment a réagi la communauté en Rhénanie-du-Nord-Westphalie à ceci ?

Il y avait de la colère et de la prise de distance. Beaucoup de Maroco-allemand·e·s disaient : « Nous n’avons rien à avoir avec eux ! Nous sommes ici depuis 20, 30 ans, nous payons nos impôts et nous sommes perçus maintenant comme des « frotteurs[1] » et des criminels. » En fin de compte, il n’y avait pas beaucoup d’hommes et pas beaucoup de Marocain·e·s. impliqués. Mais, quelque chose s’est déclenché, dans les médias et dans les discours, qui a renforcé la stigmatisation des Maroco-allemand·e·s.

Après la nuit de la Saint-Silvestre, il y a eu davantage de razzias à la Ellerstraße à Düsseldorf, où il y a une importante communauté marocaine. On y procédait à des contrôles de papiers seulement parce que les individus avaient l’air « maghrébin ». Ceci a engendré beaucoup d’indignation. Sur les réseaux sociaux, plusieurs cas de violences policières démesurées et racistes envers des individus d’apparence arabe et des « personnes de couleur » ont été ainsi révélées. Beaucoup d’hommes rapportaient un profilage racial et se sentaient discriminés.

Est-ce que la discrimination sociale des Maroco-allemand·e·s est différente en fonction de leur sexe ?

Après les événements à Cologne beaucoup de jeunes hommes ont été victimes du profilage racial. Ils ont été appelés « Nafri », le terme pour un tueur en série nord-africain. Il y a un chevauchement : le Nafri et le Musli. Si on porte une barbe, on est perçu comme étranger. Les médias se sont servis, pour l’éclairage des événements, d’images racistes et coloniales : l’oriental pulsionnel. Le maghrébin violent qui se rue sur la femme blanche, blonde, en l’occurrence allemande. Les Maroco-allemand·e·s étaient obligé·e·s de justifier continuellement leur appartenance à cette société, même s’ils étaient nés ici. Les femmes étaient également concernées par la discrimination. En particulier, celles qui portent un voile ont été victimes de propos racistes ou ont été discriminées sur le marché de l’emploi et de l’immobilier. J’organise beaucoup de workshops où des jeunes filles et jeunes femmes racontent comment leur quotidien est empreint de racisme si elles poursuivent des études supérieures et escaladent les échelons de leur poste, pour devenir enseignante par exemple. L’interdiction du port du voile a été annulée en Rhénanie-du-Nord-Westphalie en 2015, mais la réalité est tout autre.

 En 2019, le Bundestag a décidé de classer l’Algérie, la Tunisie, la Géorgie et le Maroc en tant qu’États d’origine sûrs. Une décision qui amoindrit massivement les chances d’asile pour les ressortissants de ces pays. La loi n’est pas encore entrée en vigueur parce que le Bundestag refuse d’y donner son approbation. Quel est votre avis sur le sujet ?

C’est un problème énorme parce que le Maroc n’est pas un pays d’origine sûr et que l’Allemagne et plus généralement l’Europe se facilitent ainsi les choses. À titre d’exemple, il y a une minorité et une communauté LGBT+ qui ne peuvent pas demander l’asile en Allemagne suite à cette politique de fuite et d’asile. Comment va-t-on procéder par la suite ? Depuis des années, on observe que les lois relatives à l’asile s’accentuent en Allemagne et ceci a des conséquences directes pour les individus en fuite.

Que proposeriez-vous alors ?

Un travail de lobbysme politique est de mise, un discours des concernés de la communauté avec la politique allemande ou plus particulièrement avec les partis. Nous avons besoin d’une politique d’asile et d’une politique migratoire humaine qui combatte d’une part les causes de la fuite et protège d’autre part les réfugiés. Les activistes opposant·e·s devraient être protégé·e·s, que ce soit au Maroc ou ici en exil. Par ailleurs, il y a au Maroc beaucoup de réfugié·e·s qui proviennent de pays d’Afrique subsaharienne via le Sahara. Le Maroc est ainsi un pays d’accueil et de transit. La thématique revêt une très grande complexité. C’est pour cela que je crois que nous n’avons pas besoin d’une politique de cloisonnement, mais seulement d’une politique axée sur les droits de l’Homme à long terme, qui ait un effet durable sur le Maroc et sur l’Europe.

Propos recueillis par Anna-Theresa Bachmann

Traduction de l’allemand par Loubna Dhrimeur révisée par Cosima Besse

Pour lire la version en allemand, c’est ici.

Anna-Theresa Bachmann est journaliste et photojournaliste indépendante. Elle s’intéresse à l’Asie de l’Ouest et l’Afrique du Nord. Depuis novembre 2019, elle est la coordinatrice du magazine dis:orient.


[1] Le terme original est “Antänzer”. Ce mot désigne un·e voleur·se qui cherche le contact physique de sa victime de manière fort agressive, en dansant autour d’elle pour l’irriter et détourner son attention pour la voler.

4 avril 2021