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Entretien avec Lauren Bastide : « On a cruellement besoin d’un changement radical de paradigme »

Julie Tatin, 04/04/2022.

Depuis la création de son podcast « La poudre », la journaliste française Lauren Bastide s’est démarquée sur la scène féministe. Lors de son passage à Casablanca début avril, elle nous a accordé une interview durant laquelle nous avons discuté de ses positions sur l’activisme de la jeunesse et le rôle des médias dans la prise de conscience féministe.

Ces dernières années, avec #metoo et #balancetonporc notamment, les questions féministes sont de plus en plus visibles dans l’espace public. Cependant, certain.e.s journalistes ont évoqué une « révolution par le numérique », comme si ce n’était qu’une révolution virtuelle et esthétique. Qu’est-ce que vous en pensez ? 

Il faut arrêter de percevoir les réseaux sociaux comme un deuxième monde. C’est une idée assez désuète de penser la sphère numérique comme quelque chose d’à part. Il y a évidemment une porosité complète entre ce qu’on lit sur internet et ce qu’on vit tous les jours en société. Il serait insensé de dire par exemple que le cyber-harcèlement ne peut nous affecter parce que ça ne serait « que des mots écrits sur les réseaux » et pas des mots que l’on prend en face à face. Il n’y a aucune différence. 

Une vraie révolution est en train de prendre place, dans la douleur et la contrainte. Lorsque l’on voit des millions de femmes se rassembler pour dire « j’ai subi une agression sexuelle, un viol », c’est évidemment un mouvement révolutionnaire. Oui, ce mouvement massif s’est matérialisé différemment que d’autres révolutions, mais ça ne le rend pas moins important et percutant. De plus, parler de « révolution numérique », c’est omettre les centaines de rassemblements féministes qui ont pris place dans la rue !

Dans votre livre, vous citez une étude de l’Institution français d’opinion publique (Ifop) selon laquelle 81% des femmes françaises ont été victimes de violences sexuelles au cours de leur vie. On peut réellement parler d’une urgence trop peu prise en compte par les instances publiques et étatiques. Quelles mesures concrètes devraient être mises en place pour 2022 ? 

Je suis toujours un peu embêtée avec cette demande de mesures concrètes. La solution aux violences sexistes et sexuelles, c’est le féminisme ; c’est-à-dire que l’on a besoin d’un changement radical de paradigme, d’une modification profonde de l’éducation des filles, des garçons et des autres, d’une modification de la représentation des femmes dans les médias, d’une nouvelle manière de produire les œuvres culturelles, une nouvelle manière d’enseigner. Il faut absolument faire émerger une modification totale de la perception du genre dans la société. Evidemment, c’est un vaste programme, c’est ce à quoi sert le féminisme : un ensemble de textes et de pensées qui est pourtant royalement ignoré et trop souvent présenté comme quelque chose d’extrémiste alors que ce n’est que du bon sens. 

Par quelle approche envisageriez-vous de restructurer l’éducation, la représentation des femmes dans les médias et plus généralement la société ?

Il y a quelque chose dont je suis assez convaincue, c’est que la solution ne réside pas dans la pénalisation. Je ne crois pas aux mesures carcérales ou aux mesures d’exclusion. En France, des lois contre le harcèlement de rue ont été votées ces cinq dernières années. Finalement, ces projets n’ont été que des mesures cosmétiques qui ont la plupart du temps mené à des biais racistes et classistes. Les amendes ont été données dans les quartiers populaires, ce qui véhicule l’idée selon laquelle le danger pour les femmes résiderait dans ces lieux alors que pas du tout ! Peu importe la classe sociale, le lieu, la religion, le statut, le métier, toutes les femmes sont victimes de ce regard objectivant, de ce droit que s’arrogent des hommes en commentant le corps des femmes, en se sentant habilités à les juger. 

Selon moi, ce n’est pas en créant un arsenal législatif ou punitif que l’on va mettre fin au sexisme, mais plutôt par certaines réformes souhaitées par les victimes, comme le fait de repousser la prescription à trente ans pour les violences sexuelles subies avant 18 ans. Je pense notamment à Flavie Flament qui a été à la pointe de ce combat en tant que victime de violences sexuelles pendant son adolescence. C’est positif de voir que la justice est partiellement prête à prendre en charge les traumatismes et les besoins de réparation des victimes pendant une plus large période. Néanmoins, je continue de penser que cela ne va pas éradiquer réellement ces violences. Il faut modifier structurellement la façon dont le corps des femmes est représenté, partout. 

Une solution souvent évoquée pour combattre la sous représentation des femmes dans le monde du travail est la parité, et donc la discrimination positive par les quotas. Qu’en pensez-vous ? 

C’est nécessaire. La loi sur la parité date des années 1990 et a mis énormément de temps à être véritablement respectée. Les partis politiquespréféraient payer de lourdes amendes plutôt que de présenter réellement des groupes paritaires. Les choses commencent à sérieusement évoluer : l’Assemblée nationale est aujourd’hui paritaire par exemple. Après, il est nécessaire que le changement soit aussi qualitatif. Dans les Conseils d’administrations par exemple, les femmes vont souvent être orientées vers l’environnement, le social, la mode alors que les hommes vont avoir l’opportunité de travailler sur les finances, la politique, les stratégies économiques etc. Il faut comprendre qu’on peut appliquer une politique de quotas sans nécessairement pousser à la sanction en cas de non-respect.

Donc vous utiliseriez le biais financier pour encourager à la parité plutôt que la punition du non respect de celle-ci ?  

Exactement. Je suis très admirative du travail qui a été mené par le collectif 50-50. C’est un collectif qui a été créé par des femmes du cinéma français très peu de temps après #metoo. Elles ont suggéré au Centre national du cinéma et de l’image animée (qui subventionne la production des films en France) de conditionner le versement d’une enveloppe de subventions à une fiche technique paritaire. Autrement dit, un film présentant un nombre égal d’hommes et de femmes en comprenant toute l’équipe de tournage, de montage etc. obtiendra une somme supplémentaire. Je trouve que c’est une solution bien plus vertueuse. 

Vous luttez aujourd’hui notamment pour que la représentation des femmes dans les médias évolue, pour que l’on cesse de relier de manière incessante les femmes à la mode, à la cuisine ou aux enfants. Pourtant, vous avez travaillé pendant quinze ans chez ELLE, magazine dit de « presse féminine ». Si vous aviez une machine à remonter le temps, vous feriez les choses autrement ? 

La simple dénomination « magazine féminin » pose problème. Cette presse a eu son heure de gloire, et a également contribué à certains combats dans la société avec des engagements très forts pour l’IVG par exemple. Personnellement, je ne suis pas partisane des regrets. J’ai eu la chance de vivre l’âge d’or qui a précédé la crise de la presse. J’ai beaucoup voyagé, interviewé des gens incroyables. C’est cette aventure à ELLE qui m’a permis de conscientiser les causes qui m’animent aujourd’hui. Ce n’est qu’à partir d’un certain moment que j’ai réalisé que j’étais moi-même actrice d’une reproduction de mécanismes systémiques racistes, classistes, homophobes, sans m’en rendre compte. Nous étions un groupe de journalistes blanches, hétérosexuelles et aisées, à parler de nos vies et créant un journal qui nous ressemblait, mais qui excluait donc énormément de femmes. C’est en faisant un pas en arrière, en étant interpellée par des personnes concernées que j’ai compris que notre réalité n’était pas la réalité de toutes les femmes, qu’il fallait que j’ouvre les yeux et comprenne que « ELLE » n’existe pas réellement, c’est un formatage qui perpétue des mécanismes d’exclusion dans la société. 

Vous concernant, comment avez-vous pris conscience des biais sexistes du magazine ?

L’un des premiers gros mécanismes de prise de conscience sur ces questions, ça a été quand j’ai été interpellée au sujet de la grossophobie. J’avais écrit un marronnier que ELLE fait tous les ans : « Comment s’habiller quand on est ronde ? » Je faisais beaucoup de papiers de ce style là pour dire aux femmes comment elles devaient s’habiller. Exceptionnellement, pour illustrer cet article, on avait pris en photo des femmes qui faisaient un 42/44 pour illustrer l’article. Moi j’étais fière, j’avais l’impression de faire un truc révolutionnaire et progressiste parce que d’habitude on prend en photo des femmes qui font maximum du 34/36. Je trouvais ça super de montrer des femmes rondes. Des blogueuses concernées m’ont interpellé par commentaire sur le site et par mail en me disant « T’es sérieuse ? 42 c’est la taille moyenne des femmes en France. Des femmes ne trouvent même pas des habits à leur taille parce que les fabricants de mode s’arrêtent au 44 ». Je me rappelle que j’avais accueilli très humblement leurs remarques. C’est la première fois que j’ai ouvert les yeux sur ces biais qui étaient les miens. 

On remarque une forme de conscientisation politique et féministe dans la jeunesse contemporaine. Les adolescents sont plus mobilisés, plus politisés, peut-être plus éduqués sur les questions de consentement ou de LGBT+phobies par exemple. Comment expliquer cette évolution ?

Enormément d’outils sont apparus et permettent une conscience bien plus aiguë des enjeux féministes comme les podcasts ou les séries plus inclusives qui prennent une forme éducative. J’aurais adoré avoir accès à tous ces savoirs, ces données et ce vocabulaire quand j’avais quinze ans ! Il y a encore quelques années, peu de gens étaient capables de définir, même juridiquement, la différence entre un harcèlement sexuel, une agression sexuelle ou un viol, ou encore d’expliquer la notion de consentement. Les choses ont beaucoup changé ces cinq/six dernières années. Encore beaucoup d’efforts doivent être faits. La prise de conscience a eu lieu dans la société mais pas suffisamment au niveau institutionnel. Ce sont des questions que l’on considère encore trop tabous.

Propos recueillis par Julie Tatin le 4 avril 2022.

28 avril 2022