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Le Djebli Club, une initiative de solidarité et de responsabilité

« La terre est vaste. N’hésite jamais à t’éloigner, au-delà de toutes les mers, au-delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances. »[1] Amin Maalouf, en faisant l’éloge du voyage, a omis l’impact négatif du tourisme sur l’environnement. Certes, la terre est vaste et pourtant, 95 % des touristes se concentrent sur 5 % des espaces dans le monde. Ces touristes sont heureux comme Ulysse de faire de beaux voyages. Cependant leurs voyages provoquent 8 % du total des émissions de gaz à effet de serre. Ils consomment intensément les ressources naturelles telles que l’énergie, l’eau et les matières premières et ils exercent une pression sur les écosystèmes, les plus fragiles, en générant des polluants et des déchets. Ces effets alarmants risquent de s’accentuer car, en 2030, il y aura 1,8 milliard de touristes internationaux selon l’Organisation mondiale du tourisme. En parallèle, le Maroc mise sur l’industrie touristique qui représente une part importante de son économie et qui est considéré comme un secteur stratégique, favorisant le développement économique et social. Dès lors, comment voyager en respectant l’environnement et en veillant à de meilleurs équilibres économiques et sociaux ?

Fatéma Mernissi, enfant, jouait à l-msaria b-lglass (littéralement la promenade assise) lorsqu’elle était bloquée dans son harem à Fès et qu’elle voulait s’évader. Cependant, il faudrait être doté de l’imagination de la petite fille pour pouvoir voyager tout en restant assis. Aux États-Unis, un nouveau tourisme a été théorisé : le staycation. Cet anglicisme qui englobe les deux termes rester et vacances se comprend comme un voyage près de chez soi, notamment dans sa propre ville. Du voyage de la chaise, au voyage dans sa propre ville, il existe une extension : le voyage de proximité. Ce voyage peut être considéré comme un tourisme interne où des individus voyagent uniquement à l’intérieur de la zone où ils résident, mais en dehors de leur environnement habituel. En voyageant au Maroc, les individus peuvent être dépaysés sans pour autant recourir à des moyens de transport tels que les avions, dont les émissions élevées de kérosène jouent une part importante dans la pollution de notre atmosphère. D’autant plus que de nombreux gouvernements et compagnies aériennes programment les vols au-dessus des zones fortement peuplées. Encore faut-il avoir les moyens financiers pour se permettre de voyager.

Face à la crise climatique, à la dégradation de l’environnement et autres problématiques socio-économiques et politiques, des actrices et des acteurs ont été créatifs. Elles/ils ont développé des initiatives qui s’inscrivent dans l’écotourisme. Des initiatives qui permettent des voyages responsables dans des environnements naturels où les ressources et le bien-être des populations sont préservées. C’est le cas du Djebli Club. De la région de Tanger-Tétouan-Al Hoceïma, Allae Hammioui gère le Djebli Club. Une initiative qui permet des instants singuliers et inventifs.

Située au nord du pays, la région est réputée pour ses plages et ses montagnes abruptes. Cependant, au-delà de la beauté de ses paysages à découvrir, l’aridification du climat au nord du pays a déjà provoqué la migration des espèces pré-désertiques. En outre, le réchauffement du climat provoque le déclenchement d’incendies. L’année dernière, à quelques kilomètres du Djebli club, plus de 700 hectares de forêt ont été ravagés par le feu. Par ailleurs, la forte densité des activités humaines se situe dans la partie littorale de la région, qui est menacée par l’élévation du niveau des mers. Ce risque est réel là où il y a conjonction de la vulnérabilité naturelle et de la détérioration des protections naturelles, comme c’est le cas de la ville de Tanger.

Allae Hammioui n’a pas développé son projet dans la région pour remédier à ces problématiques. Ne se proclamant pas acteur de la protection de l’environnement, il se présente comme jeune citoyen qui, tel un colibri, veut faire sa part pour promouvoir le développement à travers l’organisation d’actions humanitaires, interculturelles, touristiques et artistiques au bénéfice de tous les individus en situation de précarité sociale, économique et sanitaire au Maroc. Doté d’une conscience écologique qui prend forme à travers des actions quotidiennes dont le commun des mortels peut s’imprégner d’une manière tout aussi inconsciente, Allae explique comment son projet a vu le jour : « Revenir à la source, à Mokrisset, s’est fait naturellement et surtout à zéro dirham. J’ai atterri dans ce village où mes ancêtres ont évolué et j’ai construit le Djebli Club selon un mode écologique, en privilégiant le recyclage et l’utilisation de matériaux naturels, comme l’auraient fait mes aïeuls. » En effet, l’auberge se fond dans le paysage car elle a été construite avec les techniques utilisées pour les maisons locales. Bâtie essentiellement en terre cuite et en bois, l’auberge s’inscrit dans l’esprit du village et de la nature qui l’entoure. Pour les meubles, encore une fois, Allae a opté pour des matériaux recyclés. Grace à des bénévoles aux idées créatives, le Djebli Club est un havre de paix et de bien-être au village.

Édifié en 2015, le Djebli Club est une auberge participative, une résidence d’artistes et un laboratoire d’idées qui s’est développé grâce à deux mots d’ordre : l’audace et la résilience. Aucune formule magique et encore moins miracle n’a été élaborée pour concilier développement économique, protection de l’environnement et bien-être de la communauté rurale dans un écosystème qui se fragilise. Pourtant dans les dômes du Djebli Club, des projets touristiques, culturels et artistiques qui mettent en valeur la diversité, les cultures et l’héritage historique du Maroc ont vu le jour.

Dans cette région où l’incidence de la pauvreté multidimensionnelle s’élève à 9,5 % contre 8,2 % au niveau national, notamment en milieu rural où il est de 20,1 % contre 2,5 % en milieu urbain, selon les données du Haut-Commissariat au Plan de 2014, le Djebli Club organise une multitude d’activités culturelles et pédagogiques au profit des enfants et des jeunes, afin de développer leurs compétences. Les bénéficiaires se réjouissent de participer aux compétitions de prise de parole en public, aux ateliers sur la lutte contre les violences scolaires et l’abandon scolaire, la promotion de l’entreprenariat ou encore les stratégies de recherche d’emploi. Ces ateliers sont formulés pour contribuer à la lutte contre le faible niveau du développement humain des populations rurales, la persistance des inégalités socioéconomiques, l’enclavement, la marginalisation et la pauvreté qui les touchent et qui constituent des freins au développement.

Les habitant.e.s de Mokrisset sont actif.ve.s dans les ateliers artistiques de musique, de danse, de théâtre, de photographie… Bien que ces activités soient conçues et destinées en premier avec et au profit de la population locale, le Djebli Club est engagé dans des projets à plus grande échelle tel que le festival Djebli Camp et le Chetl’Art qui interpellent un large public.

Zineb et Mohamed, tous deux originaires de Casablanca et passionné.e.s de voyages responsables, se réjouissent à chaque fois de se déconnecter du rythme stressant de la grande ville pour se connecter avec la nature du Nord. Mohamed, un artiste photographe et musicien, chérit les moments qu’il passe au Djebli Club : « À Mokrisset, c’est vrai qu’on ne capte pas bien le réseau internet, mais c’est ce qui fait aussi tout le charme du lieu. Je profite pleinement de la salle de musique équipée, je prends à chaque fois de très belles photos, car le cadre s’y prête et je rentre plus apaisé à Casablanca ». Zineb, quant à elle, est éprise de la cuisine locale et de la terrasse qui permet de contempler le ciel étoilé et de sentir la fraîcheur de l’environnement : « Tout est bio et tout ce qu’on mange provient en grande partie du potager de l’auberge, c’est ce qui fait qu’un simple tagine aux légumes se transforme en une expérience culinaire inoubliable. Le thé à la menthe sent très bon et à chaque fois je prends beaucoup de plaisir à le siroter en terrasse en discutant avec les jeunes femmes de Mokrisset. » Alors que les autres cafés du village sont occupés par les hommes, les femmes du village trouvent refuge à l’auberge pour prendre une tasse de café sans être dérangées.

L’auberge offre un espace sécurisé, un espace de liberté de création et d’expression pour les jeunes et surtout pour les jeunes femmes qui ont bien besoin de ce genre de lieu. Dans le cadre du projet Mountain Live Session mis en place par le Djebli Club, SATAT, le girls band marocain de musique alternative afro-indie qui aborde les problématiques rencontrées par les femmes marocaines contemporaines, va pouvoir répéter, enregistrer, tourner un clip vidéo et donner un concert live à la fin de la résidence à Mokrisset durant le mois de Novembre 2022.

En s’engageant dans ce sens et en collaborant avec les habitant.e.s du village, les élus locaux, les acteurs et les actrices de la société civile, Allae a pu lancer également, en octobre 2022, le projet « Mokrisset 2030, Village des arts et de la culture », plein de promesses et d’actions artistiques et culturelles. Cette dynamique fera de Mokrisset une destination culturelle au Maroc d’ici 2030 et ne pourra qu’avoir un impact positif sur le développement durable de la commune et la promotion du tourisme responsable.

L’initiative du Djebli Club est un exemple de projet qui peut être repris et adapté à d’autres contextes ruraux. Certes, des dynamiques hostiles et des idées rétrogrades peuvent se manifester pour décourager ce genre d’initiative, des résistances peuvent provenir d’une génération habituée à un fonctionnement traditionnel et méfiante face aux changements et aux nouvelles pratiques développées par les jeunes. Cette méfiance n’a pas été exprimée par la population de Mokrisset, mais au niveau des réseaux sociaux, un individu qui n’a jamais été au Djebli Club s’est permis de le qualifier d’endroit incitant à la débauche. Or il s’agit d’un projet à but non lucratif qui promeut l’humanité, le respect de la nature et le partage comme valeurs du vivre ensemble. Par ailleurs, le tourisme écologique n’est pas encore démocratisé en particulier en raison de la difficile émergence d’une conscience écologique. Ceci ne signifie pas pour autant que l’environnement doit céder face au besoin social mais qu’il s’agit de renforcer et d’encourager le développement de ce genre d’initiative présentée. C’est ici qu’intervient notre rôle en tant que citoyen.ne.s mais aussi le rôle de l’État pour un changement durable.

Oumaima Jmad


[1]. MAALOUF, Amine, Léon l’Africain, Paris, Lattès, 1986.


Ce reportage a été réalisé dans le cadre de MediaLab Environnement, un programme conçu par CFI financé par le Ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères. MediaLab Environnement s’inscrit dans la stratégie internationale pour la langue française et le plurilinguisme.


Oumaima Jmad a 29 ans et est née à Meknès. Elle est lauréate du master Genre, sociétés et cultures de la faculté des lettres et sciences humaines Aïn Chock de Casablanca.
Actuellement, elle prépare son doctorat au sein du Laboratoire de recherche sur les différenciations socio-anthropologiques et les Identités sociales (LADSIS) relevant de la même faculté. Activiste féministe, elle est engagée dans des projets de lutte contre les violences fondées sur le genre et la promotion de l’égalité avec l’Association marocaine pour les droits des femmes (AMDF). À travers le programme Openchabab porté par la maison d’édition indépendante EN TOUTES LETTRES, elle s’est initiée au journalisme d’investigation. Elle a contribué à l’ouvrage collectif
Maroc : justice climatique, urgences sociales (EN TOUTES LETTRES, 2021).

14 novembre 2022