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Les sciences sociales face à la discrimination

Classe, race, genre… Comment penser la fabrique de la discrimination et de l’exclusion ? Pour sa table ronde de rentrée, le 7 octobre dernier, l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris a réuni l’anthropologue Laurent Dousset, la sociologue Sarah Mazouz, et  l’historien Henri Médars pour en interroger le processus à travers le prisme des sciences sociales.

Comme le constate Laurent Doucet, directeur d’études à l’EHESS et membre du Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie (CREDO), qui a notamment étudié les sociétés aborigènes d’Australie et du Vanuatu, aucune société n’échappe au phénomène de création de stigmates. Outil de distinction ou moyen d’affirmation de soi face à l’altérité, la stigmatisation se fonde partout sur les mêmes modalités : le corps, les manières de vivre ou l’ascendance de l’individu. Comprendre comment se forment les hiérarchies de valeurs au sein des sociétés, et les processus d’exclusion qui en découlent, implique de s’intéresser à la formation de ces stigmates qui sont à la fois cumulables et intersectionnels.

Ce postulat du cumul est partagé par Sarah Mazouz, chercheuse au CNRS et professeure au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS) de Lille, qui considère qu’un individu n’est jamais socialement unidimensionnel, ce qui influe sur sa disqualification potentielle. La sociologue nous donne d’autres pistes d’analyses pour interroger le phénomène de discrimination en s’intéressant à la formation de l’altérité dans le contexte français, à travers l’analyse des politiques de luttes contre les discriminations et les pratiques de naturalisation (s’inspirant notamment de sa propre expérience). Une notion à laquelle elle s’attache particulièrement dans ses travaux est celle de la « race ». Si ce terme a pu faire polémique, il est utilisé ici comme notion critique qui permet de « problématiser les formalisations de la question raciale dans des configurations historiques et sociales spécifiques ». En d’autres termes, la sociologue ne s’intéresse pas à la race en tant que telle mais aux processus qui assignent à un individu une race dans des contextes et rapports de pouvoirs donnés. Réhabiliter la notion de race semble utile car les exigences de la « colorblindness » se heurtent à des limites : l’impossibilité de nommer et de mettre au jour certains processus de stigmatisation spécifiquement liés à l’assignation racialisante. Sarah Mazouz met de plus en avant l’articulation de la race avec le genre et la classe pouvant aussi bien renforcer qu’atténuer la stigmatisation engendrée par l’assignation racialisante.

L’historien Henri Médard, professeur d’histoire à l’Université Aix-Marseille, analyse quant à lui la discrimination liée à l’homosexualité en s’intéressant notamment à son rejet en Ouganda. Aujourd’hui marqué par la radicalisation d’une politique homophobe, la discrimination liée à l’homosexualité est le résultat d’une construction historique multifactorielle. D’une part, l’influence extérieure de la colonisation britannique à partir des années 1880 joua un rôle sur la pénalisation de l’homosexualité qui n’était pas conceptualisée comme telle dans cette région. Sous couvert de motifs religieux et moraux, les Britanniques pénalisèrent des pratiques homosexuelles qui étaient pourtant acceptées et répandues y compris chez le roi ougandais. Par la suite, des logiques locales ont joué un rôle important dans la pérennisation du rejet des homosexuels. La réception de certains passages de la Bible comme celui de Sodome et Gomorrhe traumatisa les populations locales dont l’instrumentalisation des peurs pour des motifs politiques favorisa le durcissement et la diffusion du rejet de l’homosexualité. Petit à petit, cette stigmatisation des pratiques homosexuelles désormais identifiées comme telles passa par une négation de leur existence, il n’existerait pas d’homosexualité ougandaise, elle aurait été importée par d’autres populations. Il faut donc articuler les dynamiques locales et les aspects globaux de ce phénomène pour mieux saisir comment se construit la figure d’altérité discriminée.

En définitive, ces trois approches mettent en évidence l’existence d’une relative universalité dans la mise en place de narrations discriminatoires et de figure d’altérité. Pour analyser ce phénomène, l’intersectionnalité est une clé de lecture précieuse permettant de mieux comprendre les modalités de rejet et de stigmatisation. Il faut ainsi mettre en lumière une combinaison de facteurs construisant des stigmates qui en s’accumulant, s’articulant les uns aux autres au cours du temps historique engendrent de véritables exclusions au sein des sociétés.

La conférence est à revoir ici :

Capucine Froment

12 octobre 2020