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Meddeb à la confluence des savoirs

La traduction en arabe par Mohammed Zernine du texte de Abdelwahab Meddeb  Islam, la part de l’universel écrit en 2003 pour un lectorat restreint (aux éditions de l’ADPF), offre l’occasion d’en amplifier la réception, en le proposant conjointement à un public arabophone et francophone, puisque l’ouvrage qui paraît chez En toutes lettres comprend les versions originale et traduite.

Abdelwahab Meddeb prônait une ouverture à l’autre et à la connaissance et militait contre l’ignorance due aux cloisonnements civilisationnels. Il s’inscrivait dans le trans/disciplinaire-religieux et civilisationnel et s’abreuvaient de savoirs d’origines persane, arabe, européenne, asiatique. Son érudition l’habilitait à opérer des jeux de miroirs qui lui révélaient des résonnances communes souvent ignorées à l’époque. En éclairant ces rapprochements, il aspirait à effriter les enceintes défensives érigées au nom de l’altérité et à contrer les obscurantismes de tout bord.  La juxtaposition des deux langues dans un même document constitue en soi une allégorie de son engagement, ainsi qu’une invitation à nourrir simultanément les respectifs champs référentiels et ce d’autant plus qu’une riche bibliographie est jointe au texte.

Abdelwahab Meddeb

Si la lecture livre une richesse dans la diversité des références citées très instructives, les coïncidences qui émanent de leurs réciproques mises en perspectives en matière notamment architecturales et urbaines invitent à s’interroger sur la façon dont les « savoirs-penser » la ville se sont depuis l’indépendance esquissés au Maroc. Les lignes qui suivent se limiteront à ébaucher quelques-unes des questions qui émergent à cette occasion, en retenant plus particulièrement celles relatives à l’héritage de la mémoire des lieux et à la fabrication des espaces contemporains.

Aujourd’hui et hier

La ville marocaine est aujourd’hui couramment perçue, à l’instar de nombreux espaces urbains à travers le monde, comme un lieu de dislocation sociale plutôt que l’espace d’un vivre-ensemble perpétuant une identité collective. Les raisons de cette situation sont généralement imputées à la colonisation[1]. S’il est vrai qu’en impulsant de nouvelles valeurs, l’intervention coloniale a profondément transformé les relations séculaires entretenues par les citadins avec la médina, ces affirmations appelleraient à une interprétation plus nuancée. En effet, la mystification de l’espace traditionnel alimentée par un regard nostalgique sur le passé, ne doit pas conduire à occulter le déclin amorcé par le monde arabe depuis plusieurs siècles ainsi que sa défaillance à intégrer le rapport à la modernité engagé par l’occident. Ceci étant, il est un fait que le malaise identitaire découlant en partie du vécu urbain contemporain, incite les sociétés d’ici et d’ailleurs à se ressourcer dans les espaces du passé. Replonger dans la gloire d’antan concourt en effet à raviver la fierté d’appartenir à une communauté. Pourtant bien que cet orgueil se trouve conforté dans nos contrées par leur inscription sur la liste du patrimoine mondial[2], l’évocation, à titre d’exemples, de la médina de Fez ou de Jamaa El Fna engendre fréquemment un sentiment diffus de mélancolie face à l’actuelle inaptitude à y insuffler un esprit des lieux contemporain témoignant de ses héritages.

Ce patrimoine pourtant décrété, désignerait-il un legs difficile à s’approprier ? À cet égard, il serait sans doute utile de rappeler quelques présupposés. En effet l’évidence qui auréole le principe patrimonial actuellement en vogue, relève d’une mutation sociétale récente à travers le monde. Par ailleurs, le patrimoine n’est pas une injonction mais résulte d’un processus, car s’il restitue une mémoire spatiale et temporelle, encore faut-il lui reconnaître la valeur d’une contribution riche d’enseignement pour aujourd’hui, et en définir l’apport.

Il est vrai qu’au Maroc, la difficulté à intervenir sur ces sites autrement qu’en les convertissant, sans les y réduire, en attraction touristique ou en écrin-décor de manifestations culturelles, s’explique en partie par les conditions d’apparition de l’action patrimoniale, puisque celle-ci fut inaugurée par les autorités du protectorat. C’est ainsi que les lieux retenus furent d’une part élus et classés par un regard imbibé de valeurs émanant d’une autre culture et donc exogènes à ce milieu, et d’autres part initialement destinés à capter l’imaginaire des étrangers. L’environnement perçu comme ancestral et quotidien, autrement dit « non-extraordinaire » par les Marocains fut alors revêtu d’attributs tels que « pittoresque » ou encore « haut potentiel touristique »[3]. Maintenant si cette singularité instituée par les colonisateurs s’est progressivement substituée à la perception originelle, il s’avère qu’en privilégiant les qualités esthétiques et économiques, ces sites porteurs sur le plan historique de références fortes en matière de savoirs scientifiques, d’usages sociaux et de projections symboliques ont peu à peu perdu leur mémoire et ainsi amputé leur narration d’une partie de leurs réalités. Par voie de conséquence, les réaménagements proposés pour la mise en valeur de ces sites patrimoniaux, dissimulent souvent de façon involontaire, le contenu initial de cet héritage, et accentuent le mouvement de d’acculturation entamé.

Aujourd’hui et demain

Maintenant si certains sites ont fait l’objet d’une patrimonialisation cédée, il est en revanche possible aujourd’hui, grâce à la disponibilité d’une documentation importante, d’opérer autrement avec l’héritage architectural et urbain colonial en mettant en lumière, outre le paradoxe dont témoigne un désir de reconnaissance patrimoniale relatif à un épisode historique douloureux, la démarche des colonisateurs au moment de la fondation des villes nouvelles.

En effet, dès son arrivée, le maréchal Lyautey sollicita l’ingénieur des Eaux et Forêts, très impliqué dans les débats en matière de modernité urbaine au début du XXème siècle Jean Claude Nicolas Forestier[4]pour la planification des espaces libres au sein et aux abords des villes au Maroc. Celui-ci qui disposait d’une connaissance des jardins arabo-andalous d’Espagne, remit à la fin de sa mission un document[5]qui comprenait entre-autres, une étude des jardins intra et extra muros et des villes impériales (Rabat, Fès, Meknès et Marrakech) ainsi qu’une présentation de sa thèse sur les promenades publiques et leur distribution dans le plan de la ville. Les recommandations alors émises furent à l’origine des principes de composition des plans d’aménagement réalisés par Prost[6]. Il apparaît que l’apport historique de ces espaces pour les générations actuelles réside dans l’approche interculturelle, interdisciplinaire et intertemporelle, qui favorisa à travers l’alliance des connaissances et compétences d’ici et d’ailleurs, une expérience féconde en matière de créativité et d’inventivité. Le legs ainsi interrogé par le présent et au présent, n’est alors plus assujetti à glorifier un passé méconnu mais au contraire générateur de compétences véritables issues d’un processus de « découverte-appropriation et transformation de connaissances », celui-là même décrit par Abdelwahab Meddeb.

Instruire sur cette conduite, serait d’autant plus pertinent que cela servirait les approches relatives à la fabrication de la ville du XXIèmesiècle. En effet, de nos jours l’enjeu repose sur les aptitudes à développer un espace urbain qui connaît des mutations très rapides et des interactions de plus en plus complexes avec sa société dans un environnement économique régi par les dictats d’immédiateté et de performance. Ces évolutions imposent de prendre la mesure de l’impact généré par l’envergure et la complexité des projets contemporains sur les processus de production urbaine. Elles commandent une approche appelée à se renouveler de façon constante et fondée, sur la capacité à mener des études de plus en plus spécialisées au sein d’une interdisciplinarité interactive, et non consécutive à une juxtaposition/confrontation des disciplines, dans le cadre d’une mise en perspective globale des phénomènes.

La ville se dessine aujourd’hui sous les traits d’un espace qui interpelle sur la capacité à s’approprier la connaissance historique et prospective. Une fois cela admis, de profondes inspirations créatrices urbaines pourront peut-être insuffler un « savoir-être ». La prédisposition à innover, n’est-ce pas là la leçon à retenir de la période lumineuse et génératrice de savoirs de la civilisation islamique et du texte Islam,la part de l’universel ?

Salima S. El Mandjra

Salima El Mandjra

Salima S. El Mandjra est architecte. Elle est l’auteure d’« En ville : du lieu aux liens ? », publié dans Le Tissu de nos singularités (En toutes lettres, collection Les Presses de l’Université Citoyenne, 2016).

[1]Protectorat français 1912-1956

[2]Fez : la médina en 1981 ; Marrakech : Jamaâ El Fna, patrimoine oral et immatériel en 2001 ; Rabat : Capitale moderne et ville historique en 2012.

[3]Voir à ce propos les premiers textes relatifs au corpus juridique et à la réglementation relatifs à la conservation des monuments historiques et inscriptions historiques.

[4]Jean Claude Nicolas Forestier (1861-1930), urbaniste et paysagiste français.

[5]Rapport des réserves à constituer au-dedans et aux abords des villes capitales du Maroc. Remarques sur les jardins arabes et de l’utilité qu’il y aurait à en conserver les principaux caractères, Décembre 1913.

[6]Henri Prost (1874-1959), urbaniste er architecte français.

8 mars 2019