Pour le poste
Balzac raconte, à travers la description de la haute fonction publique, le gouffre entre intérêts personnels et intérêt général.
Dans un ministère français, sous la Restauration (après la Révolution et le Premier Empire) au début du XIXème siècle, un poste de chef de division va bientôt être libéré par le décès – très attendu – de son titulaire. Qui, de Rabourdin ou de Baudoyer, l’emportera ? Dans ce brillant et drôle roman, qui mêle pamphlet, sketches et essai politique, Balzac raconte la compétition pour ce poste de deux hommes que tout oppose. Et surtout de leurs deux épouses et de leurs clans.
Entre idéal et réalité
Le vrai héros, c’est Rabourdin. Brillant fonctionnaire, homme d’honneur, pénétré de sa mission d’intérêt général, il pense le rôle de l’État, le poids de la bureaucratie, élabore des politiques publiques visant à rendre efficace l’action étatique en en allégeant l’appareil et en la décentralisant, s’interroge sur le caractère juste de l’impôt. Pour lui, le poste, c’est le moyen de mettre en œuvre ses idéaux. Pour sa femme, la belle Célestine, c’est surtout le moyen de s’assurer une rente à la hauteur du train de vie auquel elle aspire. Elle procèdera par séduction et promesses mesurées, veillant à ne pas devenir une « femme vulgaire ». Dans l’autre camp, Baudoyer est un crétin bigot et incompétent, trop heureux de laisser manigancer son épouse, qu’il méprise, à juste titre.
Balzac observe avec amusement le monde, naissant au XIXème siècle, d’une administration faite d’intrigues, souvent minables, d’allégeances, de compromissions, de chantages, où le service de l’intérêt général se dilue très vite dans la course à la rente : « Seulement occupé de se maintenir, de toucher ses appointements et d’arriver à sa pension, l’employé se croyait tout permis pour arriver à ce grand résultat. » Il livre des portraits hilarants et impitoyables de certains commis, dont le retors Des Lupeaulx, resitue l’ensemble dans le conflit entre la bourgeoisie industrielle montante et la vieille aristocratie. Bref, il décrit un monde qui est tout sauf celui du mérite et de l’éthique, mais celui de la naissance et du « paroistre », du paraître, comme l’on disait au temps d’Henri IV. Briguer un poste, c’est soit s’endetter considérablement pour des dépenses somptuaires, soit frayer avec de sinistres personnages ne reculant pas devant la diffamation. Et tant pis si c’est l’incompétent qui l’emporte, son parti le fera recaser ailleurs. Quant à Rabourdin, qui n’avait « qu’un tort […,] celui d’être un homme d’État au lieu d’être un chef de bureau », il se console en renonçant au ministère, son « collier de misère », en décidant de se reconvertir dans l’industrie et la spéculation : « Si jamais j’avais vendu des épices, nous serions millionnaires. Eh bien, faisons-nous épiciers ! » Et Madame de lui sauter au cou « pour ce mot généreux ». Balzac ne développe pas ici sur la dimension coloniale de ce commerce d’épices, dimension qui traverse par ailleurs toute son œuvre…
Ce roman, trop peu connu, comporte une touche essentielle de cette Comédie humaine : le concerto pour dents qui rayent le parquet, symphonie de l’arrivisme qui emporte tout sur son passage. À commencer par les idéaux de compétence et de justice.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Les Employés
Balzac
Gallimard, Folio Classique, 352 p., 120 DH