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Sous les silences du Nil

Hammour Ziada décrit la violence d’une société soudanaise clanique et patriarcale.

Le Nil. Ce « fleuve calme venant du paradis », immuable et nonchalant, baigne le village de Hadjar Narti, aux confins du désert. Un mariage s’y prépare dans la famille de Hadj Bachir, dont les relations avec la famille Badri, dont est issue la redoutable Radia, l’épouse du maire, sont tendues. Une querelle d’héritage. Une rivalité pour la mairie. L’atmosphère est électrique. Et le fleuve lent rejette les corps de très jeunes femmes. Depuis près de trente ans, Fatima guette en vain parmi elles sa fille Souad. Fayit Niddo est issue d’une famille d’esclave qui a appartenu à la famille de Hadj Bachir – « l’abolition de l’esclavage n’avait pas pour autant fait d’elle une femme libre ». Elle a rêvé pour sa fille Abir d’un autre avenir : l’école, des études de médecine. Mais l’intraitable Radia s’est opposée à ce qu’une descendante d’esclave au père inconnu (même si tout le village sait de qui il s’agit) accède à l’école. Abir, à peine sortie de l’enfance, suscite les convoitises de tous. L’intrigue se noue lentement, dans les préparatifs de la fête, seul temps où se suspendent les différences de caste, dans les vapeurs de l’aragui…

Lames de fond

Hammour Ziada

Dans ce roman poignant et à fort suspense, Hammour Ziada, lauréat du prix Naguib Mahfouz en 2014 pour son 2ème récit, explore les lames de fond qui traversent en profondeur la société comme le fleuve, et ne se manifestent que par la soudaine irruption du tragique. Dans ce quatrième roman, le premier traduit en français, l’auteur décrit un monde archaïque, où la position sociale de chacun est définie dès la naissance, interdisant tout autre choix. Un monde verrouillé sur lequel veille une femme autoproclamée gardienne des traditions, sans état d’âme et sans nuance. Les hommes sont tenus d’obéir au clan, leur allégeance est scellée par un mariage. Aux femmes, nul autre choix que d’accepter, ou bien se faire les thuriféraires impitoyables de cet ordre. Ainsi de Radia : « Si elle ne se battait pas pour défendre l’héritage de ses aïeux, alors pourquoi leur avait-elle fait don de sa vie et de sa soumission ? Cette dernière n’avait de valeur que si elle s’accompagnait de la soumission qu’elle imposait à son tour aux autres. » Il y a dans ce roman l’épure de la tragédie, un lieu décrit comme intemporel avec la vie paysanne, proche de la nature, loin de la ville et de ses coups d’État militaires – on est en mai 1969. Avec une grande sensibilité, Hammour Ziada brosse le terrible face-à-face de deux femmes, Radia et Fayyit Nido, de deux visions du monde, face-à-face dans lequel il n’y a pas de place ni pour l’amour, ni pour le rêve, ni pour la liberté. Et dans lequel la vie d’une toute jeune femme compte pour aussi peu que les bouts de bois que charrie le fleuve.

Hammour Ziada signe ici un très beau et très sombre roman. Journaliste et militant des droits humains en exil au Caire, il est l’invité de Livres d’ailleurs à Nancy du 12 au 14 avril prochain.

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

Les noyées du Nil
Hammour Ziada, traduit de l’arabe (Soudan) par Marcella Rubino et Qaïs Saadi
Actes Sud Sindbad, 240 p., 290 DH

8 mars 2024