Tchicaya U Tam’Si : rendez-vous avec la poésie
L’écrivain et critique littéraire Boniface Mongo-Mboussa réédite sa biographie de l’immense poète congolais.
« Je ne vais pas mourir du désir de changer le monde
Les jeux passionnés des guerres parricides me sont une distraction coupable, si bien que mon salut à la terre que découvre le soleil ce matin n’est pas aussi martial que je le voudrais
Je sors du lit
Le matin a le soleil confus
Dans le jardin les pétales tombent sur des cendres froides
Et pourtant aucun pétale n’est de sang
Frimas, rosée d’hiver
Mais je suis loin des terres aux saisons si vives, dont l’âcreté est insoutenable. »
Ces lignes, reprises dans L’Humanité du 2 mai 1987 sous le titre de « car tous les États de la terre sont en état de guerre », ont été pour Boniface Mongo-Mboussa le point de départ d’une quête obstinée, érudite et presque amoureuse, sur les pas asymétriques d’une des plus grandes voix de la poésie africaine : celle de Tchicaya U Tam’Si (1931-1988). « Ces pages sont un acte de gratitude », explique-t-il, en ouverture de la réédition de cette biographie publiée initialement en 2014 aux merveilleuses éditions Vents d’ailleurs sous le titre de Tchicaya U Tam’Si, le viol de la lune, en clin d’œil au vers d’Épitomé : « Ce soir / quel crime commettrais-je / si je violais la lune ». Cette réédition est un nouveau plaidoyer pour rappeler l’importance de ce « poète pour les poètes » qui, « pour nous, était un Prince ».
Parler pour son pays
Ses collages, ses ruptures de ton, sa syntaxe désarticulée, son « lyrisme qui se moque du lyrisme » lui ont valu une réputation d’hermétisme, pour ne pas dire d’illisibilité : « On l’a dit Rimbaud noir ; pour moi, il est une Tsvetaieva en pantalon », martèle Boniface Mongo-Mboussa, soulignant ce refus commun aux deux poètes d’un « monde en folie ». « Sa vie est traversée par un ensemble de rendez-vous manqués » : avec l’amour, avec les pères « biologique, politique et intellectuel », avec les fils « biologique et littéraire », avec la gloire – il aspirait au Nobel de littérature finalement obtenu par Wole Soyinka, et concourait au Goncourt l’année où Tahar Ben Jelloun l’obtint.
Privé tôt de sa mère et élevé par sa belle-mère, d’un milieu correspondant plus aux aspirations sociales de son père qui fut le premier député du Moyen-Congo et le fondateur du Parti progressiste congolais, souffrant d’un pied bot dû à un accident, Gérald Félix Tchicaya disait « être interdit d’enfance ». Son premier poème, en hommage à la résistance des Ivoiriens, est salué par Aimé Césaire. Son père qui le rêvait tribun approuve mais lui demande de choisir un pseudonyme à consonance africaine. Tchicaya U Tam’Si, c’est « celui qui parle pour son pays », en langue vili – son fils spirituel Sony Labou Tansi prendra le même, en hommage. Parler pour son pays, c’est d’abord réaffirmer l’ancrage de la poésie dans le territoire, malgré la distance et surtout malgré la position des poètes de la Négritude, qui soulignaient la communauté de couleur. Admirateur de Lumumba et bouleversé par son assassinat, Tchicaya U Tam’Si avait une poétique-politique bien plus proche de celle d’Aimé Césaire, avec sa « révolte permanente face à un monde cynique », sa « théâtralisation de la poésie » et sa « tendance à agresser le lecteur ». Avec son ton personnel et intimiste, il redéfinissait les normes, refusant celles truffées de fantasmes – comme ceux de Sartre sur « le Noir [qui] reste le grand mâle de la terre, le sperme du monde » [sic]. Il refusait de « jouer nègre et gagnant et orphéisant » : « Et pourtant il est facile d’être grand poète, il suffit de se jeter à la tête de tous les paternalismes spécialistes de la chose africaine ou négro-africaine. Je ne veux pas être reconnu comme tel à ce prix-là. » D’Épitomé à son inédit L’eau à contre-jour, de la poésie au roman en passant par le théâtre, Tchicaya U Tam’Si n’a cessé de surprendre, sans jamais s’imposer, comme Léopold Sédar Senghor, comme un « Maître de la langue » à la stature écrasante : « Tchicaya U Tam’Si, parce que rebelle et saltimbanque, refusant d’endosser le statut de pygmalion qu’on veut lui imposer, conduit à la libération d’une pléiade de talents. » Au point que son ami Mehdi Elmandjra a réclamé, en apprenant sa disparition, « une minute de rire en sa mémoire ».
Le récit plein d’admiration de Boniface Mongo-Mboussa, avec ses titres poétiques (« Forêt baroque et terre de souffrance », « Feu de brousse, le fleuve et la femme-caïman »…) invite avec enthousiasme à se plonger dans cette œuvre. Quant à sa mémoire, elle est honorée chaque année par le prix international de poésie du festival littéraire d’Asilah, qu’il ne manquait pas.
Et vous, vous lisez quoi ?
Kenza Sefrioui
Tchikaya U Tam’si, vie et œuvre d’un maudit
Boniface Mongo-Mboussa
Riveneuve, 164 p., 130 DH