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Télétravail : un horizon souhaitable ?

Hammad Sqalli vient de publier dans le magazine Economia du HEM Research Center un rapport sur le télétravail au Maroc. La place du monde de l’entreprise dans la société, le lien entre travail et vivre-ensemble sont des thématiques que cet enseignant chercheur en économie a déjà exploré dans Le Tissu de nos singularités, vivre ensemble au Maroc, (Presses de l’Université citoyenne, 2016). L’essor d’un nouveau mode d’organisation qui redessine les espaces, redéfinit les temporalités et bouscule la relation de l’individu à son travail interpelle le chercheur qui nous donne de nombreuses pistes de réflexions.

Le rapport, intitulé « Le télétravail au Maroc, nouveaux espaces, nouvelles temporalités, nouveaux rapports au travail ? »,est à télécharger ici (lien).

Pouvez-vous r evenir sur les facteurs qui favorisent le développement du télétravail et les bénéfices que l’on peut tirer de ce mode d’organisation ?

La première forme contemporaine du télétravail a vu jour au milieu des années 1970 aux États-Unis, en Californie en particulier, suite au premier choc pétrolier et aux effets de la crise économique. L’objectif était de réduire les coûts et les pertes de temps liés aux déplacements dans les grands pôles urbains américains. Il est vrai que les facteurs économiques et technologiques demeurent des facteurs explicatifs du développement de cette forme d’organisation, mais sa promotion et sa stabilisation répondent selon moi à un ensemble de raisons englobant des dimensions financières, techniques, mais également relèvent de la nature même des grandes mutations socioéconomiques, culturelles, voire sociétales. Effectivement, la mondialisation, la tertiarisation des activités, le développement de la mobilité professionnelle, mais aussi les revendications à davantage de bien-être au travail, par un meilleur équilibre dans les temps professionnels et privés, et surtout la volonté de sortir de la tutelle du sur-contrôle, concourent à la progression du travail à distance.

D’un travail effectué au sein des locaux de l’entreprise ou de l’administration, l’on est passé à accepter et à intégrer le télétravail. Cet état de fait, même s’il concerne en premier lieu les pays développés, tend à se développer dans des économies moins performantes. Bien entendu, cette transition n’exclut pas la tenue du travail physique ; certains postes ne peuvent migrer dans une configuration exclusivement « distancielle », mais elle demeure assez récente à l’échelle de l’histoire économique contemporaine et ne s’est pas réalisée sans résistances.

Travailler au bureau est plus rassurant pour le patron qui y voit une certaine forme de contrôle. Mais parallèlement, il y voit aussi un gain économique certain, un gain de productivité et une flexibilité organisationnelle accentuée par une réduction des coûts immobiliers et une instantanéité permise par le travail à distance. Dans cette forme organisationnelle, les bénéfices sont mutuels : et pour le télétravailleur et pour l’employeur. Pris dans une rétroaction positive, ces avantages alimentent la satisfaction des deux parties et l’intérêt général est au rendez-vous. Globalement, pour le télétravailleur, la diminution des interruptions fréquentes dans l’environnement de travail habituel laisse place à une meilleure concentration à domicile. Aussi, le télétravail permet d’atténuer les effets négatifs engendrés par de fortes exigences professionnelles (surcharge temporelle, physique, émotionnelle et cognitive de travail, conflits de rôle…). Enfin, n’oublions pas que le développement du télétravail désengorge d’une certaine manière les flux routiers et peut donc avoir un impact écologique positif.

Hammad Sqalli

En accélérant le recours à ce mode d’organisation, le confinement a mis en lumière les avantages et les limites du télétravail. Compte tenu des enseignements tirés de cette période très singulière, la généralisation du télétravail sur le long terme vous semble-t-elle un projet de société souhaitable ?

Globalement, je dirais que l’instinct de survie prend le dessus, et à force de tâtonnements, d’expérimentations, les entreprises se stabilisent dans de nouvelles formes d’organisation du travail. La question fondamentale, au vu des avantages et des limites du travail à distance, reste le travail à proprement parler, et la nature sociologique du travail, à savoir comment les individus et les collectifs travaillent ensemble. Ainsi, les organisations doivent prendre conscience des effets positifs et négatifs que la distance pose.

L’intrication entre la sphère professionnelle et domestique peut poser problème à l’un comme il peut être souhaité par un autre. Notre analyse du terrain a fait émerger un vécu subjectif de l’expérience du télétravail des plus différenciés : autant certains y voient un recentrage sur soi et sur son travail et un moyen d’échapper aux turpitudes sociales et autres exigences physiques et émotionnelles que les les processus informels des organisations induisent, autant d’autres désirent à l’inverse s’échapper du foyer et trouver dans le bureau un espace de sociabilisation et de reconnaissance existentielle.

« Le télétravail n’est une entreprise réussie qu’à la condition qu’il existe un cadre réglementaire clair où les règles sont comprises et admises par l’ensemble des parties prenantes. »

Ce point est doublement fondamental. D’abord, il renvoie à l’idée du changement et de la transformation organisationnelle, souvent menée dans une approche descendante sans trop de consultation et d’intelligibilité des « résistances » auprès de ceux qui vivent le changement. Deuxièmement, et cela constitue le corolaire du problème du changement : le télétravail, et les différentes études le démontrent, n’est une entreprise réussie qu’à la condition qu’il existe un cadre réglementaire clair où les règles sont comprises et admises par l’ensemble des parties prenantes (employés, top management, voire prestataires et partenaires). Plus ce cadre est négocié, plus il favorisera une meilleure communication, coordination et productivité. Lorsque je parle d’intelligibilité managériale, je pointe le déficit d’empathie, de compréhension et de capacité à communiquer et rassurer de la part des managers qui empruntent des voies trop directes et directives. Il se trouve, et la littérature le recense, que le télétravail produit potentiellement de l’isolation, voire de l’abandon chez l’individu, ce qui est un risque psychosocial qui aurait pu être évité par une proximité et une écoute managériale que ce cadre de régulation permettrait.

Maintenant, est-ce que le télétravail serait un levier pour un nouveau projet de société ? Je dirais qu’il en faut davantage pour infléchir de nouvelles voies. Au demeurant, le travail est central dans l’équilibre de vie des individus et des collectifs, au même titre qu’il est au centre des travaux sur les pathologies mentales modernes (cf. Christophe Dejours). En ce sens, si le télétravail venait à se déployer davantage dans les organisations, et appuyé par d’autres centres de décisions telles que les autorités administratives de gestion des cités, un nouveau projet de société pourrait prendre forme. Mais les risques psychosociaux sous-jacents, les phénomènes d’exclusion et d’isolement liés à ce type d’organisation pourraient constituer une dérive. Comme principale menace identifiée par les répondants de notre étude, figurait le danger de la perte de lien social en entreprise ; faire corps reste une affaire physique avant tout. D’autres y voient la théorie des liens faibles/liens forts de Marc Granovetter et donc une occasion à la société d’évoluer par la distance. Mon point de vue est plus nuancé et modéré. C’est à l’individu de trouver l’équilibre qui lui sied le mieux : l’alternance distanciel/présentiel pourrait être une alternative aux dangers des extrêmes. La distance permet de prendre du recul et de se recentrer sur soi et ses proches, ce que le travail présentiel permet moins. En même temps, la réalisation de soi, en tant que travailleur ou personne tout simplement ne peut se faire sans la force des interactions sociales physiques. Le travail à distance reste très formalisé et formel dans ses modalités d’exercice lorsqu’il s’agit d’interagir avec les collègues : on fixe une réunion, une limite horaire, un point du jour, comme une liste de « checks » qu’il faut barrer pour passer à une autre réunion. Au bureau, l’informel apporte peut-être son lot d’interruptions, mais également de surprises qui émergent, et qui se cristallisent dans quelque chose qui va créer du nouveau (une discussion à la volée sera très fertile par exemple).

Voir aussi la contribution de Hammad Sqalli, « Vivre ensemble, toute une entreprise! » dans « Le Tissu de nos singularités »

Vous évoquez le flou juridique entourant la définition de télétravail au Maroc. Dès lors quels cadres ou outils juridiques pourraient être développés pour mieux protéger les télétravailleurs et permettre à ce mode d’organisation d’être plus efficace ?

Les cadres normatifs demeurent somme toute assez récents dans les pays qui permettent aux employeurs d’intégrer le télétravail dans leurs activités. Au Maroc, il a fallu la pandémie du covid-19 et cette situation exceptionnelle pour que les différents acteurs se penchent sur la question. L’État a été le premier à insuffler cette dynamique en sortant une circulaire au printemps dernier déjà qui formule les règles associées au travail à distance pour les fonctionnaires. Le privé est encore aux prises avec une distorsion entre les différents acteurs ; les syndicats ont été les premiers à manifester le besoin de réguler le télétravail s’il venait à être instauré, et ce pour protéger les travailleurs de certains abus, et pour mieux préserver l’emploi.

Tout cela me semble normal, une  loi cadre ne s’adopte pas du jour au lendemain : il est nécessaire d’écouter l’ensemble des parties prenantes et de laisser la recherche donner un maximum d’éclairages susceptibles d’aider les décideurs d’adopter ou non, de calibrer et de légiférer sur la question du télétravail.

« En aucun cas, le télétravail n’est une obligation. »

Pour que ce cadre juridique permette une organisation efficace, je pense que la souplesse doit en être le mot d’ordre. Le salarié et l’employeur doivent se mettre d’accord, et en aucun cas, le télétravail n’est une obligation. Mais au-delà, le législateur devrait exiger que l’entreprise mette en place un cadre s’insérant dans une loi cadre elle-même relayée par le code du travail. Ce cadre devrait prendre forme dans un accord collectif ou une charte élaborée par l’employeur, mais encore une fois négociée et discutée avec l’ensemble des parties prenantes. Devraient y figurer notamment les modalités d’exercice du télétravail, les règles entourant le contrôle et le suivi, le matériel mis à disposition, la capacité à revenir au bureau facilement ou au contraire à migrer en télétravail rapidement, l’assurance en cas d’accident de travail à domicile etc. À mon sens, le télétravail devrait répondre aux mêmes droits et obligations que le travail tel qu’il est normé actuellement (mêmes minima sociaux, rémunération des heures supplémentaires, jours fériés et congés…) tout en y incorporant des spécificités liées au télétravail et à la nature de son exercice. Je pense à une évaluation annuelle entre l’employeur et l’employé sur les conditions d’organisation des missions en télétravail, les conditions liées à l’usage du matériel et des sanctions prévues en cas de détérioration, de l’obligation d’information de la part de l’employeur en cas de changement important, etc.

Propos recueillis par Capucine Froment

7 octobre 2020