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Ytto : à la rescousse des femmes du « Maroc profond »

Depuis sa création en 2004, la Fondation Ytto a multiplié les caravanes en direction des régions les plus enclavées du pays et milité contre le mariage des mineurs et le zwaj lfat7a (mariage coutumier).

Jeudi 25 février. Nous sommes à Hay Mohammadi. C’est dans ce quartier historique de la capitale économique que se trouve le Centre Derb Moulay Cherif pour les femmes et les filles en situation difficile. Un centre dont la Fondation Ytto pour l’hébergement et la réhabilitation des femmes victimes de violence assure le fonctionnement depuis 2014. La Fondation Ytto et sa présidente Najat Ikhich ont été au centre d’une affaire qui a suscité l’indignation de l’opinion publique. En signe de protestation contre un courrier des autorités locales de la préfecture d’Aïn Sebaâ-Hay Mohammadi la sommant d’évacuer le centre, Najat Ikhich a entamé le 19 février une grève illimitée de la faim. Cette situation n’a duré que cinq jours grâce à la mobilisation dans les médias, les réseaux sociaux et l’implication de la Commission régionale des droits de l’Homme (CRDH) de Casablanca-Settat. « La rencontre qui a eu lieu entre la commission régionale et le gouverneur de la préfecture des arrondissements de Ain Sebaa-Hay Mohammadi a abouti à l’annonce par ce dernier que ledit centre est en droit de continuer ses activités en faveur des filles et femmes en situation difficile sans aucun ordre d’expulsion », souligne Najat Ikhich, juste après sa décision d’arrêter sa grève de la faim. Un happy ending plus que mérité pour cette association qui a fait du travail de proximité, dans les douars les plus reculés comme à Casablanca, sa principale mission.

Des caravanes pour lutter contre l’injustice

Ytto, ce sont tout d’abord ces caravanes qui ont sillonné le Maroc de long en large afin de venir en aide aux femmes et aux enfants les marginalisés du pays. C’est la Fondation Ytto qui a été la première à documenter les dizaines de milliers de mariages coutumiers (zwaj lfat7a) qui existaient un peu partout dans la province d’Azilal (Aït Mhamed et Aït Abbas) et celle d’Imilchil (Anfgou, Tounfite…). Avec des conséquences désastreuses pour les femmes et les enfants. Sans contrat de mariage, pas de livret de famille, donc pas de droit à l’identité : les femmes sont répudiées et les enfants, sans acte de naissance, ne peuvent avoir accès à l’école. Ytto s’est également déplacée vers Ouarzazate, Zagora, le Rif, l’Oriental… Ces caravanes proposent de l’aide juridique aux populations. Les jeunes d’Ytto organisent des ateliers de sensibilisation et les médecins apportent une aide précieuse à une population dans le besoin. « En plus de violences physiques, la femme dans ces régions est victime d’une violence socioéconomique. Elle est privée de l’accès aux soins, au droit à l’enseignement. Elle assume aussi une charge de travail inhumaine sans aucune forme de reconnaissance », soulignait Najat Ikhich lors d’une caravane dans la région d’Imilchil.

L’entretien

Najat Ikhich, présidente : « Nous allons continuer notre travail. »

Najat Ikhich

Que s’est-il passé dernièrement ?

L’histoire remonte au début de la pandémie. À la demande du service social de la préfecture de Aïn Sebaâ-Hay Mohammadi, nous avons accepté d’héberger deux associations afin de prendre en charge des femmes sans abri. Mais la situation s’est dégradée par la suite : notre staff et nos bénéficiaires étaient quotidiennement harcelées et insultées, parfois même empêchées d’entrer dans le Centre. En plus, 200 femmes ont été admises dans le Centre alors que la structure ne peut recevoir que 15 à 20 femmes. J’ai essayé à maintes reprises de contacter le gouverneur afin de trouver une solution durable à ce problème, mais personne n’a donné suite à mes demandes jusqu’à réception de ce courrier sommant la Fondation Ytto à quitter les lieux.

Parlez-nous de vos principales actions durant le confinement.

Nous avons créé des cellules d’intervention urgentes sur la lutte contre la violence contre les femmes. Une équipe faisait le terrain en pleine période de confinement dans les cinq régions suivantes : Casablanca, El Haouz, Houara, Zagora et Ouarzazate en plus d’un staff d’écoutantes qui travaillaient 24 heures sur 24. Sur les 500 femmes victimes de violences documentées par l’association, la moitié a subi des formes de violence grave.

Quelles formes  de violences avez-vous constaté ?

En plus des violences physiques exercées par le conjoint, le mari ou le frère, nous avons constaté que lors du confinement, bon nombre de cellules, théoriquement dédiées à recevoir les plaintes des femmes et des enfants, ne fonctionnaient tout simplement pas. Nous avons également constaté que plusieurs catégories de femmes n’ont pas pu recevoir l’aide octroyée aux familles nécessiteuses. Parce que ce sont les hommes qui étaient concernés par cette aide, sauf dans le cas des femmes divorcées ou des veuves.

Quelles sont les actions que vous comptez mettre en œuvre les prochains mois ?

Nous allons continuer à organiser nos caravanes et à être toujours proches des citoyens de ce Maroc marginalisé. Pour ce qui est du Centre, tout reste à faire puisque tout a été abîmé (matelas, matériel). Nous allons réinstaller les différents ateliers, celui de la pâtisserie et cuisine, travaux manuels, informatique, coiffure ainsi que celui des langues. Il s’agit de se remettre au travail puisque avant la pandémie pas moins de 200 femmes bénéficiaient des activités de l’association dans ce Centre.

 

Le portrait

Saïda Bajjou, membre historique : la battante de l’associatif

Saïd Bajjou

Saïda Bajjou est avant tout une grande militante de la cause féminine. Membre fondatrice en 1989 de la Ligue démocratique des droits des femmes (LDDF), elle a été pendant des années la cheville ouvrière de l’association Insaf, militant pour une vie meilleure pour les mères célibataires, avant de passer en 2010 à la Fondation Ytto, en tant qu’assistante sociale, optant ainsi pour la cause de la lutte contre le mariage des mineurs. Au sein de la Fondation Ytto, elle continue son combat, cette fois-ci, contre le mariage coutumier. « J’ai découvert le mariage coutumier lors d’une caravane organisée par la Fondation Ytto en 2008 dans la région d’Azilal. À Imilchil, c’était encore pire. Durant des mariages collectifs, des fillettes sont mariées à l’âge de 7 ou 8 ans. C’était le choc de ma vie. » En 2015, elle intègre le staff de Médecins du Monde, afin de s’occuper des migrants en situation de précarité, à commencer par les femmes et leurs enfants. En 2018, Saïda Bajjou se lance dans un nouveau défi, tout aussi important, celui de l’emploi des jeunes, en prenant en charge le programme de réinsertion des jeunes à travers la valorisation des déchets de carton au sein d’Al Ikram. Puis, en 2019, elle intègre les rangs de l’association « Droit et Justice ». Mais la Fondation Ytto reste l’ONG de cœur de cette grande dame de l’associatif.


La fiche signalétique
Fondation Ytto pour l’hébergement et la réhabilitation des femmes victimes de violence
Centre Derb Moulay Cherif, rue Abou Ali Kali, Derb Moulay Cherif, Hay Mohammadi, Casablanca
Tel : 05 22 63 53 52 et 06 70 71 92 17
y.fondation@gmail.com


Hicham Houdaïfa

2 mars 2021